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[note de lecture] Jérémy Liron,"La mer, en contrebas, tape contre la digue", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Liron Lorsque le cahier des charges d’une résidence d’écrivain implique pour l’auteur la production d’un texte sur le lieu ou un autre thème, il n’est pas certain que ce travail forcé soit une réussite. Si toute œuvre est de circonstances, il convient tout de même que celles-ci soient favorables ou, d’une certaine façon, choisies. C’est le cas avec ce livre, au titre long comme une attente attentive. 
 
En parallèle à son travail de plasticien, Jérémy Liron développe depuis Le livre, l’immeuble, le tableau (éd. Publie.net, 2008) une écriture singulière, à la fois dans son ton et dans sa forme. Par exemple, L’être et le passage (éd. La Termitière, 2012) est strictement construit comme un essai, court mais éclairant, sur l’inquiétude dans l’art contemporain, avec une perspective à la fois historique, philosophique et sociologique. Il en va tout autrement, formellement parlant, dans La mer, en contrebas… » : l’écriture est fragmentée en notes, parfois longues, qui permettent une sorte d’hybridité du texte : il tient, selon les passages, du journal factuel de résidence, du journal personnel, d’extraits de lettres à un « tu », d’une réflexion sur l’espace et la sensation, de multiples références littéraires et artistiques… D’où peut-être le titre du brouillon préparatoire : « journal, éclats » (p.74). Mais cette forme mobile, ouverte, aventureuse, est unifiée par un ton, une mesure mate du phrasé, comme si tout était vu avec la même distance à la fois interrogative et sereine. Du point de vue du style, Jérémy Liron travaille dans une bande passante étroite, presque monotone et par là originale tant elle est calme. Un autre élément égalise et centre le livre : tout amène ou ramène à un questionnement sur l’espace. « Il me semble aujourd’hui que ce livre, cherchant à diffracter l’espace pour en exprimer l’hétérogénéité, explorer les relations, les passages qui le sculptent s’est en fait écrit depuis un lieu intermédiaire qui avait toute l’apparence d’un passage. Entre dedans et dehors bien sûr, sensation et réflexion, passé et futur, comme sur le point tangent d’une courbe, entre réalité et fiction, entre intentions et improvisations, entre présence et absence,  veille et sommeil. En vigie sur une sorte de rivage ou d’estran qui n’appartient à aucun lieu tout à fait mais en serait la bascule, un non-lieu. » (p.78) Ce passage, vers la fin du livre, montre bien la diversité des plans, des angles d’attaque mis en œuvre, et la question centrale au bout du compte insoluble autant que présente dans son évidence : l’espace reste à trouver, retrouver, découvrir, inventer… parce qu’il est aussi mobile que le vivant dans sa saisie à travers le corps, la maison, le village… tout autant que par la pensée, les livres, les œuvres d’art. On rejoindrait ici l’idée d’ « inquiétude » présente dans L’être et le passage, mais une inquiétude sereine parce que l’instabilité est constatée comme une donnée, un état de faits, une réalité, et en ce sens elle angoisse moins qu’elle ne pose le problème de vivre et créer avec des repères multiples, mouvants. Chacun des paramètres peut être clair, leur ensemble reste flou et donc ouvert, intéressant pour la création puisque rien n’est fixe ou définitivement arrêté. « La mer, en contrebas, (continue inlassablement à) tape(r) contre la digue. » 
 
Malgré les citations de penseurs et de philosophes, qui apparaissent comme des balises dans « le développement calme d’une pensée » (p.68), ce livre ne vise pas l’abstraction, l’éternité du monde des idées, des vérités finales. « La tête travaille après ce qui loge dans le corps (comme on pourrait dire courir après), en retard toujours peut-être sur la réalité des sensations. » (p.14) Liron, et ce n’est pas son moindre mérite, demeure ancré dans l’expérience immédiate, la vérité ou l’expérience opaque du sensible, notamment le regard, mais pas seulement. « Je laissais faire les sensations. » (p.39) 
C’est rejoindre « l’exil de ce mouvement premier, langue nue, butant sans cesse à des amorces de récit, des amorces de paysages qui s’exténuent avant d’atteindre l’ampleur évocatrice qui les définit. On demeure dans le silence impassible du monde. » (p.68) 
 
[Antoine Emaz] 
 
Jérémy Liron, La mer, en contrebas, tape contre la digue, Ed. La Nerthe/Eclats, 2014, 110 pages, 12€ 


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