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[note de lecture] Cédric Demangeot, "Autrement contredit", par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

                                                               

                                                                Cri matinal du fou – 
                                                                Première mort lyrique. 
 
 

Demangeot
Deux idées de force identique se télescopent et se démentent. Autrement contredit. « [C]ontre » mis en relief : préfixe, il est ici employé dans son sens absolu. Au départ, tout est contraire. 
 
« Autrement contredit : 
la somme des mondes 
s’annule si 
l’un ou l’autre ne 
manque à l’appel. Il 
faut aider le chose 
à se consumer, ne pas 
essayer de ne pas perdre. » 
 
La rigueur mathématique pour contredire : est-il impossible de faire ou dire « autrement » ? Serait-ce une illusion ? 
La justification du tirage indique que le livre a été imprimé « sur vélin contredit ». Pourquoi cet écho au titre ? Parce qu’il s’agit de papier, et non de veau mort-né (du vélot), comme le voudrait l’origine du mot ? Et on remarque que le titre en capitales de chaque partie est toujours placé en haut d’une page paire (au dos d’une page reproduisant un dessin de Thomas Pesle), contrairement aux usages. Quelque chose diffère. Dérape. 
Au dos de la dernière reproduction, l’auteur indique : 
 
« Ce livre est le fruit de la réécriture radicale, pour les approfondir, de mes quatre premiers ouvrages : Désert natal, Figures du refus, Nourrir querelle, et D’un puits
Que le lecteur s’abstienne, si possible, de lire conjointement l’une et l’autre versions, et de les comparer. Il prendrait le risque, à ce petit jeu, de perdre le poème de part et d’autre. 
Ceci est un autre livre. »1 
 
Face à l’interdiction, le lecteur risque d’être tenté par la transgression (disqualifiée par l’auteur : ne pas s’y risquer). Les deux versions se contrediraient-elles ? Ou contrediraient-elles autrement « le même chose », c’est-à-dire ce qu’on ne peut pas nommer parce que le sens ne trouve pas le mot, « [l]e sens otage de la lettre ». « Chose » : élément neutre (pas de sexe). Contredire l’innommable. Faute d’un mot adapté, le sens cherche : ne peut s’incarner en aucun substantif. 
Dans Une inquiétude, récemment publié par Flammarion, Cédric Demangeot écrivait : 
 
« On aura eu tort de vouloir élucider la matière. Comme on a toujours tort d’assiéger le mystère. Il ne faut pas chercher à désarmer l’obscurité. Il faut au contraire aggraver sa résistance, et se laisser devenir l’instrument de sa négation. Il faut l’accompagner – à la source – où sa bouche boit le monde et le fait disparaître. Arrivé là on verra. Si le sens a encore des mots – et mes mains un moi. » 
 
Face à naître et vivre, peut-on déposer un « contredit », c’est-à-dire, au sens juridique, une possibilité de vérifier la conformité de ce qui est établi, suspendant par là-même une procédure (vivre) ? À quelle juridiction de niveau supérieur s’adresser alors ? Pour quelle suspension ? 
 
« […] O 
 
le silence catastrophé 
qui suit l’arrêt du dé jeté. 
 
[…] 
 
Si je suis aléatoire, dit-il, 
hasardeux conglomérat 
    
de particules contradictoires 
& suicidaires ? – voir 
 
Shakespeare etc. […] 
 
[…] 
 
Comme le dernier mot d’un idiot. » 
 
Où est le sens puisque nous sommes constitués de « particules contradictoires » assemblées au hasard ? 
Shakespeare fait dire à Macbeth que la vie est un conte plein de bruit et de fureur, raconté par un idiot, ne signifiant rien. 
La vie a-t-elle un sens ? Non. A-t-elle une logique, une raison ? Non. Le dieu créateur, s’il existe, est fou. Ou ils sont fous, s’ils sont plusieurs. Nous sommes faits de « particules contradictoires » assemblées au hasard (ou par hasard). 
Dans Le hasard et la nécessité, le biologiste Jacques Monod écrivait : « Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux de l'évolution, cette notion centrale de la biologie moderne, n'est plus aujourd'hui une hypothèse, parmi d'autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d'observation et d'expérience. » 
Et il ajoutait : « L'ancienne alliance est rompue ; l'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. »2 
 
De la mort à l’origine traversée par le puits, le « ventre » ou la citerne vide du sens, peut-on écrire autre « chose » ? À l’initiale : le hasard, clé du sort écrit à coups de dés. Tout ne peut-il pas se lire comme dans un codage (cryptage ?) informatique binaire, fait de suites de couples 1-0 ? Et dans ce couple existe la nécessité du rien (du « chose » ?) : « un » et « zéro » posés, tout le livre les jette et les combine à tour de rôle. On peut ainsi relire le poème Rose zéro (p.75-77) qui réinterprète l’ode de Ronsard (Mignonne, allons voir…). Belle le matin, la rose est fanée le soir, le 1 est devenu 0 : 
 
« Le calcul  
d’une rose 
égale un. Un 
comme pas un. 
Comme pas. Total : échec 
& l’ex-rose aura 
raté sa durée. 
 
[…] 
 
Zéro de tête 
– etc. C’est 
un moteur 
tuant. Rose de 
sang séché, pa- 
role non nombrée. » 
 
Recherche (moteur ?) échouée sur 1 qui revient à 0 – la rose tuée, les mots ont perdu le sens qui se coupe d’un vers à l’autre, syllabes sécantes démembrées, le nombre faussé réduit à rien. Zéro ou un. Les deux étaient liés : rose et zéro ne sont-ils pas de quasi anagrammes sonores ? Rose zéro, rose de personne… 
Ainsi la seconde partie, ROSE ZÉRO, voit le 
 
« Beau pays dévasté 
d’avant la profération. » 
 
Pipés les mots coupés en cœur de syllabes (éventrés). Le mot détaché d’une paroi, du sens, cligne, ses syllabes déroutées descendent dans le vers suivant. Chute. Mutilation. Il manque des membres (« écart/ de langage ») : « pa-/ role non nombrée » (ânonnée ?). Autrement dit, l’inversion s’installe : 
 
« les filets secoués de vent peuvent-ils 
servir de voile. & la flèche tirée 
dans le sens de l’éclipse atteindra-t-elle  
un corps. » 
Ni majuscule, ni ponctuation interrogative finale, la réponse est dans la question, le paradoxe rétorque non. Flèche à « braquer le silence ».  
 
Pour trouver un sens, recourir aux récits (contés par un idiot ?), aux mythes à dire et contredire : ceux de la création. Dans la Bible, remonter le puits des frères, ces couples ennemis dont l’un élimine l’autre. Violemment quand Caïn tue Abel, avec moins de violence parfois mais le résultat est le même : un jour que Jacob a préparé une soupe de lentilles, Esaü qui rentre affamé lui en demande une assiettée. Jacob lui demande en échange son droit d’aînesse. Esaü accepte. « Alors Jacob lui donna du pain et du potage de lentilles, il mangea et but, se leva et partit. C’est tout le cas qu’Esaü fit du droit d’aînesse. »3 Puis, aidé par leur mère, Rébecca, Jacob se couvre d’une peau de chèvre pour que leur vieux père le prenne pour Esaü et lui donne la bénédiction qui en fera son successeur. Esaü s’exile. 
 
« Comme ici la peau laissée 
d’un corps sans récit. 
 
Tombé de mathématique 
en crevaison dans le bleu. 
 
Qu’on exile pour un geste. 
Ou contre un fond de soupe. » 
 
De la paire, un chiffre est de trop (1 ou 0). L’homme tue forcément son frère ou le chasse4, nous sommes tous fils d’Adam et Ève. Pour naître, l’extraction du ventre ou du puits. La chute, en lieu identique. Joseph, le plus jeune fils de Jacob, le préféré de son père, sera précipité dans un puits sec – écarté, réduit à rien par ses frères. 
 
« Une hésitation : le monde 
se recompose inversement 
 
précipité de zéro & un. 
Naissance des ennemis – l’autre 
 
en face de son frère. Un 
seul et même entêtement 
 
à braquer le silence. A 
caresser la stupeur, le péril. » 
 
Dans la mythologie grecque, autre récit. Le Titan Prométhée crée les hommes, contre la volonté de Zeus, en modelant de la boue5, et leur donne le feu de la connaissance. Il est condamné, attaché à un rocher, et un aigle dévore son foie. Éternellement puisque l’organe se régénère, le 1 devenant 0 puis 1 de nouveau. Ce cercle, sans cesse : 
 
« Ventre vide je 
 
viens sous le fouet 
des vents, lié, couché, 
 
sur mon caillou d’ignorance & 
je crie   le mot maudit   le mot 
 
du lien   et l’aigle 
ne paraît pas, ne 
 
descend pas m’ 
arracher le foie   son éclair seulement 
 
me cueille aux cheveux. » 
 
Prométhée foudroyé au pied du rocher d’ignorance, au secours des fables, il faut relire et biffer. Contredire les issues, rayer la nécessité. Titan ou homme incapable de trouver le sens (qui n’existe pas ou qui nous fuit), foudroyés par le feu de Zeus ou le frère avide qui de la paire chasse l’autre. Toujours de trop. Pétrifié par la « méduse du nombre ». Pour être créé, il faut 2, en 1 + 1 mais. 
Problème : « le mot du lien », et écrit &. Recours régulier pour un dysfonctionnement de l’ajout (un + un). Adjonction condamnée, l’un cède où l’on noue. 
 
Le début (les « racines ») « qu’on ronge », à la base un vice de forme, une inversion. Les membres comptés : doigts, dents, pierres « disjointes de la langue ». Les rudiments : est-ce qu’il manque un doigt, une lettre, un sens ? Homme devenu « bête » à l’initiale ou l’origine (premier mot sans déterminant, lu comme un nom pourtant). Le texte s’ouvre sur une naissance qui ne peut être que difficile, un ratage (comme toute naissance), « [l]e vide ». Derrière, pas d’ombre, elle « devance » et la « bouche ensablée » piétine. Poète au sillon des vers, ici « aucune route », il « creuse » pareil à Celan, retenu par un « frein », blessé à l’alpha, langue trouée, « lèvres coupées ». Tranchant des vers, coupant les compléments d’objet des verbes, qui tardent parfois à venir, pris dans les empêchements des appositions qui les diffèrent (dissolvent). Si son origine tremble, c’est que l’homme, le poète, a commencé par « venir du néant et » traverser mourir avant de naître, et qu’il « désigne » désormais « la rose coupée ». Participe passé devenu adjectif en passant par le verbe, sa vocation : subir, tournure passive comme celle du supplicié « serrant son épine ». Aux préfixes privatifs, il faut se soumettre (« déroute », « déchanson »). Dire passe par sections, terminaisons. Le vers enchaîne des mots courts au début du livre, deux syllabes le plus souvent, dites par une bouche mutilée qui ne parvient à nulle profération hors celle de comparaisons « comme une matinale/ erreur d’amour. » Les signes en naissant se brouillent ou se laminent, « on regarde l’aube/ exécuter le coq ». 
Où ce voyage mène-t-il ? 
 
« Le voyageur n’a pas fini. 
 
De disparaître de son récit. » 
 
La blessure le caractérise, sa marche lente, il « appelle une soif ». Or « [u]n mot n’a pas d’ombre » : pas de vie projetéedans la lumière sur un écran noir. Vide, le mot.En distiques, cette fois, la « règle du hasard », ciel pris dans « une lucarne convulsive ». Ouverture sapée, les mots semblent cloués. « Sur la disparition ». 
Cela, quelle que soit la forme des poèmes : strophes longues ou courtes (8 vers ou plus puis 2 vers), répétées ou alternées. Le vers aussi, autour du décasyllabe à l’entrée peut devenir alexandrin : « et s’y brûle les pieds. Le monde se résume/ à ma bouche ensablée dans le désir de dire » 
ou mètre impair. La variété du vers libre revient au même Autrement contredit
Le creux appliqué à « la peau laissée/ d’un corps sans récit ». La trame nulle d’une chronologie où le début ne commence pas enlisé dans l’ombre qui n’existe que devant (elle précède), la mort traversée crache des mots disjoints, une logique telle, implacable, inversion nue des chiffres ou lettres. Ce qui est compté : le temps vers rien. S’amenuise. Se compte en syllabes distinctes d’exil depuis « l’œuf ». Langue de coups. Feu : « contre la tempe » et « rafale », « salves » avec « le poème en miettes ». Même pas tenté c’est joué (la donne, mille morceaux). 
Tentatives du rien bouclé : « au centre » répété, asséné. Au début/ fin/ milieu une mère : 
 
« récite les prénoms 
des morts qu’elle enfanta ». 
 
Un nom coupé de son article « l’/ aube » le dénonce : crime contre l’humain. Duverbe « passer » (« passé la barre de lumière »), on garde seul l’adverbe de négation qui devient nom en préservant sa teneur négative ou suspensive : « Le pas// est notre sol » : grimper se retourne. Perspective « le four du ciel », « terrible ventre noir », mère contrenature ou la terre. 
Le ventre maternel ou matriciel est corrompu de noir comme le mot « coupé » fleurit – sombre floraison. Pas indemne : naître. Rien ne « remonte », tout incline et cesse le vers couvert de « corps de corbeaux » sans présage. Devenu « animal » le poète, est-il mort-né, tué en « mésespoir » ? Sonne une déclinaison de privations disséminées, « rien/ ne me réconcilie ».  
Rien ferait-il écho à « chose » ? 
 
« […] Il 
suffirait d’un 
rien.On 
 
n’en a pas un. La 
nuit colle aux jambes. » 
 
Mais rien, c’est aussi le vide, le zéro, le néant, la « nuit/ d’avant la vie » et celle d’après. Et donc la finitude. Nihil. Rien, résigné : 
 
« […] – vivre 
est en fleuve vers : » 
 
Ce qui suit (nous sommes à la fin du dernier poème de la première partie), est-ce le blanc de la page ? le dessin de Thomas Pesle ? ou le titre de la deuxième partie : Rose zéro ? En vers troués, coupés. 
 
À l’attaque des poèmes, des noms (« village », « ventre », « centre », « peau », « gardeur », « cri », « voix », « déroute », « lumière »…), chacun ensuite défini. Champ sémantique restreint, entre deux bornes, il est serré « de part & d’autre » là où des « paroles d’emprunt » voisinent le « mutisme ». Écriture pourtant, obstinée, « têtue » pour donner voix. La coupe la cerne, « oiseau blessé » emporte la « branche » dans son vol, par contagion, l’écorchure gagne ce que l’être touche sur son passage. De nouveau « de// bout » cassé en deux comme le fut l’aube, ce qui est tenté se prend les pieds dans la « ruine ». « [C]roix » et « fous » en « rangs », combien de tombes ajustées au corps défilent ? 
Sur le seul souvenir, l’oubli se fixe. « [L]a fin n’a pas fini », la langue en polyptote figure ce qui est, processus amorcé – périclite, rien n’est possible : 
 
« mais la lampe d’hier, l’aimer encore 
est impensable – il faut la détruire. » 
 
Ce qui lancé se brise, le passé. « [S]ans lampe ni main », le poème, « comme si nu// le mendiant était mieux armé », nous rappelle au titre de la première section : DESERT NATAL. Les sujets ne sont pas animés (« je », absent en ce début de livre, apparaîtra plus tard), ce qui actionne le verbe, c’est le « pas », la lampe et des infinitifs privent l’action d’intervenant, la livrent à l’inaudible (inhumain) destin de proie. Rêver le retour à la nuit initiale (mère ou « marâtre »), dévoratrice, « elle/ recouvre lentement/ la peau ». Étouffement, bégaiement, la coupe avance dans chaque groupe nominal, le nom passant (trépas) strophe suivante. Incongru. Impossible : « il suffirait » 
mais pas
Le texte et le corps en « sous-sol », claquemurés ; à l’entour : « rats & mouches ». Contagion nouvelle : le cri est un corps « [t]émoin/ des effondrements », le pronom alors apparaît, « je » disloqué, « [c]œur cousu au revers d’un vêtement/ vide », il vérifie « l’éternité du piège. » Pour le mot « lumière » : 
 
« Tu me le fais épeler – chaque jour je 
dois cracher une par une les lettres de 
 
ton nom sur la table, avec mes dents. » 
 
Débâcle lyrique. Morcellement à entériner, mot miracle en ruine à côté du ciel, « filet de mailles où mourir/ crânement en poisson pensant. » Vocatif étranglé : « Ô/ ce parfum de mort », « Ô/ blanc volatile », interpellations abattues, vol distinct des prédictions avortées (Sibylle « borgne »). Ainsi le poème, une prosopopée autrement contredite. Impasse au futur : « Je/ ne refuserai pas/ de recevoir mon ennemie/ l’aurore. » La recevoir la cloue au vide comme le dieu « dans l’eau d’autour, prisonnier/ de l’horrible ronde », condamné au bocal transparent du retour perpétuel. L’impératif « entends » se résigne dans le constat vide de l’ « impasse », membres séparés du corps, « bougie » qui, « échelle de corde/ & tressée de désir », déplace le verbe inattendu en menace où le vol se pend. 
 
Quel mouton de vie et d’enfance dessiner pour une vie caduque en désert allégorique si c’est celui de Saint-Exupéry qu’on voit ? S’en sortir en retournant à l’enfance s’avère impossible, le mouton n’est pas : 
 
« Dessine-moi 
 
un enfer. Écris-le 
sur ma peau.  
 
[…] Que nul 
n’en sorte jamais 
 
sinon vivant. » 
 
La peau gravée retrouve l’antre où l’écrit agglutiné déchante. 
 
Engorgés, les adverbes bégaient un seul, pas assez : 
 
« & l’éternel mensonge c’est encore 
 
je. Parce qu’on ne peut pas 
ne pas ne pas être. Parce qu’on ne 
 
peut pas. Ne pas mentir, ne pas 
aimer l’erreur – au point de 
 
nier ce qui est. […] » 
 
Douleur, preuve tangible, je, ventre ouvert, et les mots sans bouche. « [A]rraché vivant », l’arbre, tout et ses parties, chacune écartelée dans vivre passe par mourir (continue).  
 
Nous revenons à la « prison des lèvres », en troisième partie, FIGURES DU REFUS. La terre absorbe ce qui tombe de la bouche : « lettre », « mots cousus », nageur noyé affolé, lié au lac par « ce vieux cordon ».  
Au milieu, deux poèmes, l’un à Philippe Guitton « dans un mutisme de préhistoire », l’autre à Guy Viarre « pour un ciel à pic ». Figures de refus: « Une tresse une torche d’effroi. » Une dernière chance brûlée dans le texte où le désert initial revient, ce qui a proliféré est brûlé. Redescendu vers le souterrain, l’ongle s’accroche à des cloisons, signes révulsés ou impuissants. Tentative vaine, base sapée, le « plomb fondu » sans or râpe « l’abîme ébahi », tout ce que l’on peut perdre (ongle, cils se détachant du corps fixe, plus loin, les dents), une somme de vestiges morts en naissant. « [N]œud de lueurs » penché sur le trou : 
 
« contre quoi rien 
 
vient […] » 
 
Dans le livre, dents serrées, un mort parle. D’un puits. Épuise « la dernière/ lettre du dernier/ poème du/ livre ». Tout cela gisant.  
 
La forme change pour CARNET D’UNE AUTRE GUERRE, la phrase s’allonge, le vers s’étire. Pas des versets, le contrepoint même.  
Épopée, quelle épopée pour l’ange qui « vacille inexpliqué » ? À lui-même réduit, l’ange est un homme qui saigne son propre sang (son propre frère). Double tué, « retourne plusieurs fois ton mort dans ta bouche avant de parler ». Frappant éclat, le silex des mots versé pour une « fable » terrible. L’autre n’est pas, « [s]i seulement j’avais un adversaire », « [m]a mort est sans fin ». Lutte ? Aucune. La tranchée, ce puits, immobile, nous.  
 
D’UN PUITS clôt le parcours qui ne finit pas, « baptême », « en cul-de-sac ». Où « saisir n’est rien », les neiges respirent un corps où la mort naît, la vie croît en mourant. Fondue peut-être, marron, devenue poumon de respiration d’un corps à chaque fois, la neige devient eau comme lesnoms deviennent verbes : « je famine » équivalant à je vis.Je projeté « m’affronte », dieu redéfini, « [j]e m’ôte une à une les côtes ». Enfante les monstres, avortons d’une épopée vide, rien multiplié. Carcasse de signes dévoyés « avec poème et pire à dire ». 
Autrement contredit. Quatre vents. Pas un de moins, les avortons glissés dans ça qui va là en « impossible cri ». Tables renversées, les lois effacées. Cri lyrique qui n’existe pas sauf étouffé (épique à trancher). Lutte pourtant, ce livre, contestant rien. Syntaxe et vers : extraction périlleuse d’un puits. Écrire avance, titube et les mots disloqués peuvent aussi se lire comme une tentative pour émerger. Douloureusement. 
Si et seulement si le vide proportionnel au vivant authentifié descend le long – que remonte-t-il ? Rien ou un rien ? Rien & un rien. 
 
[Isabelle Lévesque]  
 
Cédric Demangeot, Autrement contredit, dessins de Thomas Pesle, Éditions Fata Morgana, 2014, 184 pages, 23 € 

 
1. Désert natal (Fata Morgana, 1998) 
Figures du refus (Fata Morgana, 1999) 
Nourrir querelle
(Obsidiane, 2000) 
D’un puits
(Fata Morgana, 2001) 

2. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne – Éditions du Seuil, 1970 
3. Genèse, 26. La Bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 1973 
4. Fatalité : Abel et Caïn, déjà. Lire absolument, de Cédric Demangeot : Litanies de Caïn (in SaleTemps – Atelier La Feugraie, 2011) 
5. « Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être de vie. » (Genèse, 2) / « A la sueur de ton visage/ tu mangeras ton pain,/ jusqu’à ce que tu retournes au sol,/ puisque tu en fus tiré./ Car tu es glaise/ et tu retourneras à la glaise. » (Genèse, 3. Bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 1973) 


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