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[note de lecture] James Sacré, "Ne sont-elles qu’images muettes et regards qu’on ne comprend pas ?",

Par Florence Trocmé

Sacré Avec un titre comme en écho, On cherche. On se demande. , une plaquette publiée récemment chez « La Porte » nous ramenait aussi dans les parages américains, plus précisément du côté de l’Arizona, chez les indiens navajos et hopis. Il s’agissait davantage de paysages, de pierres et de couleurs, mais il y avait au détour d’une page la rencontre avec un « vieux professeur antiquaire », Dal Orr, qui donnait au poète « Cinq anciennes cartes postales : le pueblo de Taos / Avec des enfants sur un banc mis en premier plan. » 
Le livre chez Æncrages naît d’une telle série (collection ?) de dix-huit cartes postales (1880-1920) représentant des femmes navajos. Le regard de Sacré est aussi attentif et scrupuleux qu’interrogateur et méditatif. Ou plutôt, pour chaque carte, la description objective et précise de l’image aboutit à une rêverie sur l’énigme de la personne photographiée. L’œil du poète remarque des détails : vêtements, bijoux, coiffure, ou activités (poterie, tissage…), ou des aspects du cadre (studio, extérieur…). Mais il retient, si possible, également les noms : « Toqui-Naachai », « Mary John et Tamara », « Suzzie Yazzie », « Nampeyo », « Mollie Juana »… Ces quelques noms montrent déjà la pente vers le déracinement d’un peuple et sa perte d’identité dans le « melting-pot » américain. De même, dès la première carte, Sacré observe que le dos de la carte indique « Rarement  / Le nom de la personne photographiée / Mais celui du photographe, si. » On sent très bien que la relation de pouvoir est présente dès la photo : Mary John pose « façon de se faire un peu d’argent » ; la femme navajo devant le métier à tisser fait le geste « que le photographe lui a demandé » ; « La petite fille aussi on l’a vêtue de façon traditionnelle »… Mais Sacré nous fait voir tout autant une résistance intérieure, ou au moins un malaise chez ces femmes : Toqui-Naachai « ne rit vraiment pas » ; une autre femme, « Elle, son visage / Est en effet très beau, pas de sourire / Et le regard qui interroge » ; ou bien encore « La petite fille / En ce studio / Dans ses yeux ouverts grands, fixes / Et sa bouche pincée / Qu’est-ce qui lui fait peur si fort ? » 
A l’inverse, certaines photos d’Edward S. Curtis, de Pennington ou de Buehman compensent un peu ce que Sacré montre bien comme une exploitation à des fins touristiques ; ces trois photographes semblent avoir une vraie empathie avec les indiens. Comme toujours chez Sacré, rien n’est tranché ou manichéen : ces cartes postales disent d’abord, à leur manière,  « l’énigme du monde / et du vivant ». Et plus particulièrement ici, dans une mesure que le poète sait modeste, par ces poèmes en vers longs presque prose très liée, un peu de « l’histoire jamais trop racontée des femmes ». 
A la fin du livre, sans illustrations, on a une courte suite de quatre poèmes pour quatre rencontres avec des femmes navajos d’aujourd’hui, prises entre leurs racines indiennes et leur mode de vie américanisé. Ainsi pour cette femme navajo dont le mari ne parle plus la langue indienne, mais qui l’apprend grâce à elle qui la transmet à leurs enfants. A travers elle, le poète voit « Toute femme du monde en sa solitude de femme / Qui raconte et fait ce monde par ses gestes de vivante. » 
Les lavis de Colette Deblé reprennent les cartes postales sous forme de silhouettes féminines indécises mais très présentes dans leur apparition/effacement : un bel écho visuel aux poèmes et à la fragilité historique de ce peuple et de sa culture. 
 
[Antoine Emaz] 
 
 
James Sacré, Ne sont-elles qu’images muettes et regards qu’on ne comprend pas ?, Lavis de Colette Deblé, Editions AEncrages & Co, Non paginé, 21 € 


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