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[entretien] Aurélie Foglia et Mathieu Brosseau autour de "Gens de peine"

Par Florence Trocmé

Un entretien entre Aurélie Foglia et Mathieu Brosseau

autour de Gens de peine 
 
 

1/ Vous venez de publier, Aurélie Foglia, après Entrées en matière aux éditions Nous, un livre tout à fait étonnant, Gens de peine chez le même éditeur (mai 2014). À lire les titres de vos chapitres ("Les dénommés", "Les tailleurs de noms", etc.), peut-on dire que ces "Gens", dont vous parlez, peinent à trouver un nom et que ce serait-là leur pénible et essentielle activité ? 
 
Gens sont des nommes (Gens de peine formait d'ailleurs la première section d'un livre de poésie intitulé Nomme). Gens se battent pour exister plus, s'extraire de la masse, marquer, se retenir, être retenus. Rester, alors qu'ils sont pris par le temps. « Quels sons ? » demande une voix dans le livre. Quelques syllabes, propices aux listes, aux recensions (par exemple l'extrait d'ossuaire, p. 95), sont censées incarner chacun, vouloir dire quelqu'un. Le fait que j'ai moi-même changé de nom entre l'écriture de ce livre et sa publication, revenant de Loiseleur à Foglia, m'a confrontée avec d'autant plus de violence et d'actualité à cette question, publique, privée, de l'identité.  
Autre chose. À l'origine, il y a la grammaire. Les expressions toutes faites. « Les gens disent que », « les gens font ceci », « les gens pensent que ». La langue est efficace : sa pauvreté même la rend opérationnelle. Cet été, vous avez dû voir le slogan du site de rencontre Meetic, sur de grandes affiches, au cœur des villes et dans les gares, impossible d'y échapper : « Les gens n'attendent que vous ». Merci pour la publicité.  
Les gens, mais qui ? Prenons la question autrement. Quels pronoms sont à notre disposition, pour dire tous ? Le « ils ». Mais c'est un pronom personnel. Et soi-même n'y est pas compris. Or il m'importe que le « je » puisse en être. Notez au passage que dans ce livre, il n'y a pas de « je » à opposer à ce grouillement de Gens. Je n'ai quasiment pas employé la première personne, sinon sous forme de citations, d'échos, référant à des voix la plupart du temps anonymes. Pas de livraison d'états d'âme, de point de vue spectaculaire, de détachement intérieur. Pas de bain de foule post-baudelairien pour jouir de soi et des autres, dans la distance et la fusion. Cette ivresse est passée. Gens absorbe l'individualité de qui écrit. Traduisez que le poète n'a plus de marge.  
Continuons la chasse aux pronoms. Le « on ». « On me pronomme on » dit une voix qui se débat dans le livre. « On » semble mieux répondre à ce que nous cherchons : indéfini, impersonnel, englobant – tout le monde peut entrer. Pourtant, il manque encore un aspect essentiel : « on » est plus singulier que pluriel, et en ce sens, ce pronom manque l'effet de masse. Avec Gens, cet aspect s'impose de lui-même (car Gens vont « à la masse »). Gens est un pronom qui sent son fourmillement confus, et qui offre le meilleur vecteur de la doxa. Il n'a rien d'impersonnel. Il est au contraire très habité, bondé même. Gens est un surpeuple : c'est tout le monde, qui n'est pas ici l'équivalent de personne, mais son contraire. Voilà ce que la poésie demande à la fiction : attester simultanément l'existence de tous ces êtres. Gens « sont pris dans la masse ». C'est une quatrième personne du pluriel, si vous voulez. Alors comment se dégager, se singulariser ? Ce livre ne cesse de faire travailler l'articulation entre Gens, le pronom au singulier-pluriel, et Jean, le prénom, qu'on entend en même temps, qu'on ne peut pas ne pas entendre. Cette double entente traduit la tension, le conflit constants entre le collectif et l'intime. On n'en sort pas.  
 
2/ Les Gens déshumanisés grouillent, ça fourmille de partout, à la manière du Dépeupleur de Samuel Beckett, et les territoires, autant que les générations semblent effacés. Ces gens sont "mis bas" mais nous ne savons ni où ni quand... Ils ont des caractéristiques multiples, mais à force de grouillement et de multiplications, ils en perdent leur identité et le terme "Gens" sonne au lecteur comme une coquille vide... L'humanité, son concept, pour vous, sonneraient-ils ainsi ? 
 
Gens de peine se présente comme un petit traité d'ethnologie qui ne dit pas son nom. Une société (aux frontières floues, mondiale) se met en place, s'organise dans son désordre même. On s'y perd. C'est normal. Elle n'arrête pas de flirter avec l'animalité : Gens « génissent », « se mouches », « se ratent ». Ils sont « putassiers comme pigeons ». Dès qu'ils « reprennent du poil », les voilà chiens-loups, domestiques sauvages. On voit briller des dents, aboyer des espoirs. Le dernier poème met l'accent sur la barbarie, que n'a jamais contrée aucun livre « obsédé d'aube ». Ce sont aussi des ruminants, qui font inscrire dans leur constitution leur aspiration à « manger du foin ». Gens de peine peut passer pour un bestiaire qui hybride l'animal homme (les « anonymaux »).  
De cette société, ce qui ressort, c'est son concentré de contradictions, dans une sorte de film passé à vitesse accélérée. Les mœurs des Gens renvoient le lecteur à des sensations de déjà-vécu. Gens sont soumis aux lois qu'ils se donnent et enfreignent tant et plus. « Gens ont leurs règles », « norment », « jouissent en dogmant ». La confusion, la répétition, le mimétisme, la diversité (ou la diversion) des poèmes sont autant de procédés de composition qui reproduisent les comportements sociaux – et au passage, souvent, les ironisent. C'est une physique : tous ces atomes s'agitent, se rencontrent, se configurent en se heurtant. Le monde est-il incohérent, ou pensé et orienté par quelque grand Quelqu'un qui aurait caché ses lois ? Le lecteur hésite entre l'anomie et les cadres, les carcans, l'aléatoire et les déterminismes (« nous préexistons »), les principes de classement, le sens dernier ou rien. C'est à la fois strict et effondré, en cours de construction et en ruines, une somme en poussière. Disons que ce livre prend acte d'une instabilité historique qui interdit de figer les images et les discours et multiplie les effets d'illisibilité. En même temps resurgissent des invariants, des universaux (Amour, guerre). C'est pourquoi je ne parlerais pas d'inhumanité : Gens sont humanisés à fond (« qu'humains »). Ils constituent notre humanité de référence, en plein, et la seule.   
Gens sont (sommes) dans la misère. Même les plus riches, mais les pauvres encore un peu plus (on se souvient de ce qu'est un « homme de peine », ce factotum chargé des tâches particulièrement pesantes). Tous se débattent à la surface, pris dans les mille filets affectifs, professionnels, médiatiques, religieux. Des victimes – mais encore des « carnassons », initiés au goût du sang. Que leur est-il laissé ? Comment se déployer ? Pas la place, pas le temps. « Il ne leur chante pas ». Ils défilent, veulent parler quand déjà, trop tard, ce n'est plus à eux. Refermés dans le « lent corps glorieux/ le long corps pisseux », les voilà transis. Cette impression de grouillement, d'invasion qui en résulte, et que vous soulignez, peut en effet être perçue comme une chose noire, entre cruauté et compassion, entre reflet réaliste et exagération, forçage, stylisation. La présence de poésie médiatise au carré le bombardement d'images, le flux informatif, la vie en masse, le désir et l'incapacité de (se) retenir. Il en résulte un mythe, Gens comme personnage mythique, qui fait son cinéma sur le grand écran de la société.  
 
 
3/ Aurélie Foglia, vous répondez à ma précédente question par des éléments relevant de la temporalité humaine, des collections de temps humains, des cycles de Gens qui s’enchâssent et fusionnent. Vous écrivez plus haut « Comment se déployer ? Pas de place, pas de temps. » ou encore « Ils défilent, veulent parler quand déjà, trop tard », etc.  Et aussi, vous écrivez dans votre livre « Gens sans Temps / est au singulier pluriel » : le Uns (1)déshabille l’hommes de son histoire propre et vous semblez éprouver régulièrement dans Gens de peine l’inépuisable cyclicité de ce qui revient à tous et nécessairement (et qui fait perdre de facto leur temps personnel, aux Gens).  
Le Temps – sans Temps particulier – du Gens semble parfaitement épouser l’idée de collectivité d’individualités englouties dans la vision Une de la masse. Selon vous, est-ce parce que les Gens perdent leur individualité (et leur nom) qu’ils gagnent un temps comme universel, tout en revenance ? Est-ce en dépersonnalisant l’humain, jusqu’à sa vie seule et brève, que l’on parvient à personnaliser (et donner des attributs) à l’Humanité toute entière et pluri-millénaire ?
 
 
J'ai eu des retours qui m'ont mieux révélé des aspects enfouis de ce livre (par exemple de Liliane Giraudon, de Laurent Zimmermann ou de Sophie Loizeau) me disant ou m'écrivant, en substance : le titre, Gens de peine, fait penser à du Villon, ou pointant l'aspect médiéval en même temps que moderne, ce mélange, le retenant comme la note dominante, particulière, du livre. Et c'est vrai qu'il existe cette rencontre, ce croisement de temporalités, reculées, défuntes, présentes ou même futures, avec son cortège de réminiscences historiques et de représentations contemporaines. Et dans ce cas encore, on reprend la vieille chanson de la poésie, la complainte et le rythme, la forme musicale du temps, l'incantation cassée – Gens « eurent si peu de fourrure / par si grand froid / qu'ils en moururent »... J'ai sans doute aucun cherché à comprendre des anachronismes, à provoquer des chocs d'époques. Le livre, malgré sa brièveté, tiendrait ainsi de la somme, condensé historique qui rend manifeste le fait que tout s'écoule, c'est-à-dire que tout stagne et reprend.  
En ce sens, Gens sont dépossédés de leur propre histoire, alors que sans le savoir ils écrivent l'Histoire, statique et pleine de bifurcations scandaleuses, toujours les mêmes, dans l'obscurité et le sang. Il y a ces invariants qui ne relèvent d'aucune évolution, d'aucun temps, l'être pris à la racine, le corps qui cherche à se découvrir et à ne pas s'effacer trop vite, pris du vertige évanouissant d'être soi, assigné à soi, à un temps compté, à une capacité d'action et d'épanouissement à la fois réelle et dérisoire. Il se trouve que je suis extrêmement sensible à cette nudité de chacun dans le temps, que dissimule « l'habillage » des particularités sociales, pour reprendre votre belle métaphore : la chair entamée, au défaut de la cuirasse, celle, épaisse, pachydermique, des convictions et des discours. Gens « font semblant d'être des semblables », ils sont remplaçables et uniques, ils s'y perdent eux-mêmes. Ils « font leur temps », vivant la petite vie qui leur est échue dans des lits superposés, disons. Traversés par le temps, « avec vue sur la mort ». Ils n'ont, pour la plupart, même pas le temps, ni la place, d'avoir une histoire – de se dérouler, de déplier leurs corps, leurs possibilités, d'arriver au dénouement de tout ce qui les bloquait, les empêchant de respirer.  
Ces aspects, la poésie aime les méditer. Mais la différence de Gens de peine, c'est peut-être justement de ne pas s'en tenir à la plainte élégiaque d'un sujet lyrique, représentatif par son « je » d'un destin collectif, plié avec soin dans la chrysalide sincère d'une vie, communicant sa précieuse expérience sous forme d'attestation. C'est de distendre le sens du temps, de retravailler l'identité et l'identification en disant non, en multipliant, en pulvérisant, en perdant exprès les repères. Comme vous le montrez parfaitement dans Uns : cet étrange singulier au pluriel a le pouvoir de déconcerter parce qu'il est une unicité démultipliée qui postule et défend son singulier en même temps qu'il est nié. Une société, antique, contemporaine, fonctionne grâce aux mensonges de ces affirmations-négations simultanées. Si on ne fait pas attention, même si on croit avoir des désirs, un destin, on n'a pas le droit d'être, ou si peu : on se contente de servir, d'être mâchés par la machine incontrôlable du tout, de l'Humanité (même si son unité paraît parfois relever d'un vieux mythe anthropologique, voire d'une fiction mystique). 
 
4/ L'inhumanité proviendrait-elle de l'impossibilité de la langue universelle ? À force d'avoir chacun ses mots personnels, chacun ses interprétations à soi, en deviendrait-on comme ces Gens de peine qui tendent vers l'entente et l'être-ensemble sans y arriver, vers la personnalité de la communauté sans y parvenir et demeurent comme piégés dans la plus grande des cacophonies babélienne ? 
 
La poésie décrit, comme la société, un espace hautement ritualisé. Les poèmes, dans leur discontinuité, offrent des abrégés de la geste contemporaine, des instantanés d'agitations classiques, qui reviennent au quotidien, et, au bout du compte, à l'Histoire. Elle est presque invisible, dans ce livre, et pourtant elle innerve tout, car le temps est le moteur. On les sent mourir, être aspirés par la mort, tous ces Gens de peine. Condamnés au froid, à l'espace étroit d'être eux-mêmes, ou de le tenter. « Nous prisons   nous prisons la vie ». Je garde cette idée de piège que vous pointez. « Tas de Gens conformes ne manquent aucune cage ». Le piège de la peau, des conditions de vie, du passé, de l'époque. Et tout ce qui travaille, l'usure, le désir, l'opinion, le préjugé, l'amour, la jalousie, l'ambition, la mort. Tout ce qui est à l'œuvre pour exalter et détruire, à la fois justifiant et décourageant l'effort.  
De la même façon, Gens (eux, vous, nous) accueillent la langue et ses vieilles « conventions de nommage ». Bien obligés. Par pure provocation, l'un des poèmes propose d'inverser le système : d'appeler haut le bas, de changer les valeurs traditionnelles attribuées aux couleurs (le blanc pour la pureté, etc.), bref, de semer la pagaille dans les connotations et chez les symboles. Dans une autre pièce figure un extrait de questionnaire. Une voix demande : « de quelle rationalité êtes-vous ? » Cette question m'est revenue souvent. Je me suis demandé pourquoi j'avais senti la nécessité de la poser, de la consigner comme une chose importante et de la diriger vers chacun. Il me semble que ce genre de questions véhicule des bribes de la civilisation occidentale, ausculte l'identité et l'origine. On peut relever l'hommage et le camouflet à Descartes (ou à la tradition du cartésianisme), mais pas seulement. Les mots se trompent à dessein, opèrent des rapprochements suspects, stratégiques. Si « rationalité » se superpose à « nationalité » au point de le recouvrir, de s'y substituer, c'est significatif : suggérant que les structures de pensée se modifient suivant l'endroit – et les habitudes intellectuelles, les présupposés culturels, etc. Enfin, des aspects plus inquiétants surgissent, comme cette question de la race qui commence ce mot de « rationalité » et qui a tant fait délirer l'Europe à partir de la fin du XIXe siècle. Les signes d'appartenance sont aussi ceux d'un procès. Le lecteur le détecte ou pas : libre à lui. C'est fait de façon, non pas cryptée, mais en tous cas peu appuyée, par refus du didactisme. Si elle ne résout rien, la poésie rend mieux perceptibles certains non-dits. Les soubassements de la civilisation en font partie.  
Ce que j'aime, dans la poésie, c'est qu'elle permet de voir avec la langue. De peindre avec la langue. En prenant acte des effets de déformation et des failles qui perturbent le dispositif, et, par là même, permettent de le détecter. D'autant que l'évidence aveugle. Il me vient une comparaison avec ces colorants qu'on injecte dans des organismes (des plantes, des hommes) pour pouvoir suivre des trajets, des réseaux, constater des croissances, des caillots ou des tumeurs.  
Tous les mots sont dans la langue. Les mots qu'emploient les Gens. Mots familiers, savants, jargons, jurons. Vous trouverez aussi bien le verbe « clamser » que l'adjectif « hyalin ». Sans discrimination. Il me semble important de réintroduire les mots dans la langue. Tous les mots sont en poésie, comme les Gens (ce qui revient peut-être à dessiner sur la page l'espace cadré d'une utopie). Donc les mots, comme les Gens : ils se ressemblent et se font la guerre pour exister, s'accouplent, se rassemblent et se séparent. « Chez Momo Moteur », « la sueur sent le ciment / social ». Forcément, à ce rythme, ce n'est pas joli. Il y a des dégâts, des réinventions (ponctuelles, collectives). Vous les voyez, dans les poèmes, revendiquer des parentés, étymologiques ou sonores, montrer des visages frères ou fermés. Les mots n'ont pas seulement cette présence individuelle (comme, bien rangés, dans un dictionnaire), ils s'animent. Pour former une syntaxe, une grammaire. C'est leur société à eux.  
Eh bien leurs rapports sont grippés. Même si « certains se marient bien ». En ce que les mots reproduisent l'économie des Gens, hésitant entre singulier et pluriel, échouant à appliquer les règles d'accord (« Gens font les difficiles à conjuguer », « Gens ne s'accorde pas »). Cette façon d'inquiéter la grammaire, c'est ce que peut, socialement, la poésie, à mes yeux : non pas commander une action politique directe, ni s'en tenir à un commentaire, mais saper les liens de façon sourde, les déplacer. D'autant qu'y attenter, c'est aussi les célébrer, les faire ressortir en déjouant les habitudes qui les distendent et les effacent. Les Gens, les mots, sont des agents de liaison. Ils entretiennent des rapports. Tout le temps. En ce sens, la poésie serait une conjugaison qui appelle à être.  
 
 
5/ Merci. Un mot maintenant sur la vitesse et la forme ou les formes que vous avez choisie(s) pour donner une tension si décoiffante à ce livre. Très rythmé, aéré, phrases brèves, suite de coupes vives, votre texte est rapide, il défile. Il m’a paru très inspiré dans le sens où je l’ai cru empreint d’une colère, d’une colère froide. Comment avez-vous sculpté votre ensemble ? Si, comme j’ai cru le voir, il y a dans ce livre une colère sourde, comment avez-vous réussi à la travailler, à la manipuler ? 
 
Au début il n'y avait pas de colère, il y avait plutôt un abattement très fort, qui me coupait la langue. Je travaillais sur le nom propre, j'avais prévu cela, qui m'obsédait. Et puis les Gens sont arrivés, en masse, en si grand nombre qu'ils m'ont totalement recouverte. Ils se sont abattus sur moi et j'en avais sur la tête, les pieds, les mains, enfin, vous savez ce que c'est. J'étais recouverte de cette peau de Gens, ils m'habitaient, me tenaillaient, à la fois absents et agressifs, à faire signe et à se dérober, à se fondre dans la masse au moment où je les voyais émerger. Un peu la sensation de carpes dans des nasses, au fond des mares, avec des dos étincelants l'espace d'un éclair et des menaces de formes un peu monstrueuses. Des noms résonnaient à mes oreilles, des noms qui étaient des personnes que je ne pourrais jamais connaître, ce que je vivais comme une injustice : ce faux accès, et en même temps cette chance d'être infiniment réceptive à tous ces autrui.  
La colère, peut-être puis-je la chercher dans cette direction, l'assumer ainsi : une colère ontologique devant l'insaisissable, devant la trop grande passivité des Gens aussi – comme si je ne pouvais que leur en vouloir de se laisser manipuler, de garder ces visages blancs. Comme s'ils contrevenaient à leur statut d'existants, d'uniques. Évidemment, je ne savais pas comment les prendre. L'atomisation des noms propres dans des listes sans fin n'était pas suffisante (même si j'avais bien envie, toujours, de « faire l'appel », ne serait-ce que pour qu'ils fassent acte de présence à leur tour). Alors il y eut le nom d'ensemble, Gens, qui revenait de façon litanique, qui créait cet effet de scansion sonore, et assurait en même temps l'unité de ce petit livre. Je ne me souviens plus si je l'ai beaucoup travaillé, beaucoup transformé, je ne crois pas en fait. Il a trouvé très vite sa nécessité, sa raison et sa forme. Quelque chose d'elliptique, de lacunaire, d'élémentaire, de fragmentaire, ne comblant rien de l'Histoire. Le sens naît et prolifère dans les brisures, les rencontres incongrues, les provocations diverses, laissant exprès sur sa faim, car il est bon parfois d'avoir faim, de sentir la faim nous reprendre.  
Il n'y a pas de matrice formelle unique, chaque poème a la forme qu'il appelle, décrit son propre itinéraire : prend à bras-le-corps ce magma de la masse dont nous sommes. Le lecteur découvre des poèmes modulables, où le regard non seulement embrasse mais aussi se fraie comme il peut son tracé, isole tel ou tel mot qui résonnera longtemps dans le blanc, privilégie certaines strophes, évite des zones sinistrées, revient, remonte, relit, élude. Cette liberté est écrite d'avance, si vous me passez ce paradoxe, en tous cas elle devient mieux lisible. Le rythme remplace le récit. Les vers procèdent par blocs, viennent se peindre sur la page et se précipitent suivant leur chorégraphie propre, en particulier grâce aux enjambements nombreux, aux accélérations de la syntaxe que j'aime  pratiquer (dans un nouveau livre auquel je travaille, voici un vers qui veut mimer au plus près l'action du temps : « brute de temps détruit tout ce qu'il touche existe »). Il faut s'accrocher, d'accord. Mais il me semble qu'il y a là une efficacité qu'on ne pourrait jamais traduire autrement, on dirait autre chose et non pas cela qui me paraît le plus important – la prise de vitesse, la collision et le saut, toutes les liaisons alarmées en même temps qu'exacerbées, bref la multiplication des possibles dans la langue).  
Pas le temps de s'appesantir : ce qui compte c'est le passage, le flux sanguin des êtres qui se substituent les uns aux autres, s'allient et se repoussent, tandis que dans ces conditions, l'amour fait rage. Cette colère que vous évoquez, contagieuse, vient plutôt des Gens eux-mêmes. N'oublions pas. Ils « boivent des coups / d'oubli ». Leur accès à l'être est en partie interdit. Ce qui ne manque pas de les contrarier et les rend de susceptibles à irascibles. Ils ont certes leur part éblouissante, lyrique, de joie et de jouissance. Cependant, ils sont des milliards mais menacés, imbus de leur fragile surpuissance et abîmés au contact constant du néant. « Alors Gens se jettent ». Il leur faut en découdre, en même temps qu'ils sont jetables, vite tenus pour périmés.  
On les sent tellement belliqueux et ternes, explosifs, minés. Imbus d'eux-mêmes, sauf que parfois, on dirait bien des pantins qui supplient d'être manipulés pour marcher. Alors oui, ils débordent de bons sentiments. « Amour / Ils n'ont que ce mot ». Mais plus loin, ça ne rate pas : « pourtant c'était guerre qu'ils se déclaraient ». « Télécommandés » devant écran, ils crient « ksss ksss ! Haine ! / ouais ! Guerre ! Mort ! Miam-/miam ! ». C'est un fait, il suffit de regarder : ils aiment donner, surtout la mort. Et encore plus, se donner le spectacle de la mort. Qui n'éprouverait pas de la colère froide devant ce genre d'engrenage ? Et moi, le moins maladroitement que j'ai pu, j'ai dû mimer cela, ce « grand combat » comme dirait Michaux.    
 
 
6/ On pourrait presque croire qu’il s’agit-là d’un texte adressé, qui tranche son phrasé autant que l’humain à qui il parle. Et là est ma dernière question : Gens de peine est-il un poème politique, un vœu d’autre chose davantage qu’un discours sanctionnant, un appel plus qu’un jugement, Gens de peine serait-il une lettre adressée à nous tous, personnellement, quand bien même le Gens innommé de votre livre est aporétique (il est quelqu’un, tout le monde et personne à la fois) ? 
 
Oui, cette idée me plaît beaucoup, d'un livre qui serait comme une longue lettre ouverte aux Gens, donc adressée à chaque particulier et à personne, une parole en pure perte qui voudrait toucher son destinataire et ne le pourrait pas, parce que les mots ont la manie de rester muets – sans compter bien entendu que la poésie ne se vend pas, ne se diffuse pas, ou mal. D'où aussi le recours (que vous avez bien senti, et souligné) à une certaine violence verbale, pour empêcher les expressions de se scléroser, redémarrer les mots, les secouer de leur léthargie, leur impulser une énergie qui les jetterait en plein dans le cœur des autres. Lettre plutôt que tribunal, c'est certain : l'idée du jugement, surtout d'un Jugement dernier, m'est radicalement étrangère. Et je dois avouer que j'ai le plus grand mal, en général, à juger des actions des autres, à évaluer les choses et les gens, de sorte qu'il m'est souvent impossible de les épingler ou de les condamner. Cela dit, mon texte n'est pas réductible à moi-même, et il se pourrait qu'il adopte une posture plus forte (plus tranchée, presque prophétique) que mon moi coutumier.  
D'autre part, ces Gens sont en moi, avec moi. Non pas que je les possède, qu'ils soient « mes gens » comme on parlerait de petit personnel, ce qui serait une catastrophe pour l'interprétation du texte (ou bien il faudrait parler de personnel d'un livre de poésie, comme on parle de personnel d'un roman ou d'une pièce de théâtre, le mot désignant alors les personnages activement participant à ce qui se passe). Mais enfin ce sont eux qui agissent sur la scène des poèmes, moi je ne fais que l'accompagnement. Je ne me prononce pas. Ils se débrouillent. Mal, vous me direz, mais en tous cas je les livre à eux-mêmes. Ils refont l'expérience de leur vie, même si c'est si bref qu'ils ne la voient pas passer. Je donne le dispositif qu'ils me donnent. L'important serait qu'on s'y retrouve, que tout ceci se mette à miroiter étrangement. L'essentiel, en fait d'acte, serait d'inquiéter. Je ne milite pas pour un parti ni pour une morale de l'Histoire. Ce livre n'est pas un manifeste ni une tribune. Pas de clef, pas de doctrine, pas d'invasion massive d'idéologie. Il n'exhorte pas, il constate. Et c'est peut-être ce qui fait que Gens de peine a une portée politique, justement. Qu'il est essentiellement politique.  
Il est clair que ce livre n'est pas neutre, n'a que faire de la neutralité. Il prend ouvertement le parti des humiliés, des laissés-pour-compte, de tous ceux qui souffrirent et souffrent de se faire écraser, de ne pas pouvoir remonter respirer, lestés de soucis, tantôt grands dans leur dénuement (qui n'est pas, ou pas seulement, un dénuement matériel), tantôt devenus puants et mous, manquant de tout, coulés par le fond. Je ne me fais pas d'illusion, les pouvoirs de ce maigre livre sont minces. Il se tient dans une tendresse anxieuse, avec des expressions tendues, devant ces Gens brutaux et tristes, égoïstes rêveurs d'amour, héros rudimentaires, victimes envahissantes. Il ne contient aucun programme. Il ne véhicule pas de croyance. Il se sait privé de certitudes, donc d'appuis, architecturé mais sans programme – sans « message ». Et c'est, me semble-t-il, ce qui le rend plus attaquable, plus problématique, plus polysémique aussi, de n'être la bible de rien. Ce serait déjà tellement bien, si, d'une façon ou d'autre autre, il réveillait. Si la poésie, tenue à présent en-deçà de toute eschatologie, avait un peu le pouvoir, à la fois prodigieux et ténu, totalement improuvable, de réveiller des vivants et des morts.   

 
 
1. Mathieu Brosseau, Uns, préface de Jean-Luc Nancy, illustrations de Winfried Veit, Le Castor Astral, 2011. 


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