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[note de lecture] François Heusbourg, "hier soir", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

 
HeusbourgBlocs de prose compacte, en phrases courtes, ajustées. Mais ces petits pavés d’écriture froide ne font pas un chemin ou un dallage ; on ne peut parler non plus d’un pas japonais, même s’il y a bien comme un fil narratif enchevêtré qui passe d’un texte l’autre et fait que l’on hésite sur le statut du livre : récit éclaté en fragments, ou poèmes en prose à partir d’une même situation ? On voit déjà ce qui caractérise peut-être le livre : l’incertitude, l’instable. Alors même que les éléments posés, isolément pris, semblent clairs et simples. 
 
La situation est minimale : dans un temps indéfini, quelqu’un parle à quelqu’un, dans une maison. Cette dernière est sans doute l’élément le plus sûr. Elle n’est pas précisément décrite, sinon par ses parties : grenier, escalier, chambres, cuisine, et une pièce centrale (salle à manger ?) avec table, chaise, cheminée, fenêtre… Beaucoup de portes et de volets. Deux détails : une fuite d’eau dans la toiture abime l’escalier, et une tasse est brisée sur la table. Le décor est donc à la fois précis et indistinct : une « maison spacieuse » comme dans l’exergue de du Bouchet, mais absolument incolore et sans caractère, sans relief particulier. Une maison réduite à l’espace presque abstrait d’une maison. Pourtant, le « je » connaît bien ce lieu : « La fuite. Il fallait vérifier tous les soirs. », « Je pourrais monter sur le toit, réparer, ce qu’il y a à réparer. » De même, il sait qu’il y a « d’autres tasses. Derrière, les portes des placards. Dans la cuisine ». Mais cette maison familière (familiale ?) est devenue étrangère : « La pièce est vide, ou sera vide. », « la chambre, la maison, les chaises, vides. » 
 
Quelque chose s’est produit, un événement a cassé le lieu, le lien, la mémoire comme « la tasse brisée sur la table », définitivement. Le « je » ne s’y retrouve plus : « J’ai perdu la mémoire. », « Peut-être oublierez-vous certains gestes. Pas la tasse brisée sur la table. Vous voyez les morceaux brisés, on ne voit jamais la tasse. On voit, chaque morceau. » Ce qui s’est passé « hier soir » a fait basculer le « je » dans l’émiettement, dans une maison où il a une chambre mais plus de repères. On ne saura pas clairement quel événement a causé cela : on peut penser à la mort brutale d’un membre de la famille, mais le texte reste elliptique. « Hier soir. Je n’ai rien entendu. J’entendrai toujours. (…) Le corps immobile à côté de la tasse brisée. » « Je devrais peut-être prévenir quelqu’un. » « Rien ne pourrait la réveiller. » Cette juxtaposition de citations fait sens, mais ces phrases sont extraites de poèmes distants de plusieurs pages : le lecteur a bien conscience de recoller à sa façon quelques morceaux de la « tasse brisée ». Heusbourg ne donne pas un récit crypté mais un récit en miettes, à la mesure de l’événement qui a désordonné le temps en figeant le moment, laissant abasourdi, hébété, dans un espace familier qui devient oppressant à force d’absurde : « Encore plus que le silence, les objets, tout ce temps restant à remonter le temps. Et vous restez immobile, vous creusez. Vous ne sortirez pas, dit-il. Les mots les uns dans les autres. La chaise supporte votre poids. La mort est dans la porte. » 
 
Aucun repère historique clair, pas de date ou même de saison : on a une sorte de noyau répétitif, « hier soir », « demain », que rien ne fixe. Le reste flotte, entre un passé indistinct qui s’efface (« le nom perdu dans la langue », « Il n’y a pas de nom sur vos lèvres (…) Il n’y a plus rien à retenir. ») et un futur bloqué (« Demain matin avec de nouvelles choses à nous dire. Non. ») ou comme anéanti par ce qui a eu lieu : « Du vertige. Je le porte en moi désormais, vous savez. (…) Désormais les béances à l’intérieur. (…) On est pris dans soi-même. » 
La désorganisation temporelle se double d’un désordre dans le système des indices personnels : le dialogue, insistant, n’arrive pas à se construite de façon claire. Les repères habituels ont disparu : pas de guillemets, pas de tirets, pas d’identification initiale des locuteurs… La ponctuation est systématiquement réduite au point et à la virgule, ce qui produit un étrange effet d’écrasement froid : « Que disiez-vous, que vouliez-vous dire si bas. », « N’est-ce pas. », « Qu’avez-vous cru. »… 
 
En poésie, le « je » est d’ordinaire assimilé au je lyrique de l’auteur. Ici, on hésite avec celui d’une narration à la première personne. Mais c’est surtout le « vous » qui est instable, problématique, déroutant, comme si le référent n’était pas fixe et pouvait aussi bien désigner, selon le contexte immédiat,  un interlocuteur familial, le lecteur, un double du « je »… Le dialogue est donc constamment présent, mais il ne s’installe jamais : c’est un des paradoxes du livre. Pour le lecteur, cela participe fortement à l’impression de brouillage, d’incertitude, de mal-être, aussi puissante que l’impression de solidité, d’assurance que donnent les phrases courtes, le vocabulaire simple, l’allure stricte de chaque poème.  
Livre étrange en définitive, qui laisse perplexe parce que sa maîtrise ne vise pas à clore le sens mais à le laisser au lecteur. Un peu comme les quatre gravures de Groborne peuvent faire penser aussi bien à une architecture parfaite qu’à une boîte crânienne agitée de ressacs. Au lecteur de construire son trajet face à un texte qui s’impose autant qu’il désoriente. « Ce n’est pas de l’égarement. » : on peut entendre que l’auteur n’a pas volonté de jouer à perdre le lecteur. Mais on est loin aussi d’une réduction au plus petit commun dénominateur de langue, sans doute parce que certaines expériences violentes et décisives se réduisent peu, justement.  
 
[Antoine Emaz] 
 
François Heusbourg, hier soir, gravures de Robert Groborne, Ed. AEncrages & Co, col. Ecri(peind)re, non paginé, 21€ 
 


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