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[notes sur la création] Christa Wolf

Par Florence Trocmé

Tabula Rasa
Hypothèse intellectuelle : supposons qu'un pouvoir, que je ne désignerai pas plus précisément, efface d'un coup de baguette magique la moindre trace de ce qui s'était gravé dans ma tête à la lecture des livres en prose.
Qu'aurais-je perdu alors ?
La réponse n'est pas seulement meurtrière, elle est également impossible. Si quelqu'un parvenait à la donner, nous serions mieux informés des effets de la littérature ?
Si je commence à tuer en moi Blanche-Neige, immaculée, victime innocente, et la méchante marâtre qui, à la fin du conte, danse avec des souliers chauffés à blanc, j'anéantis un schéma primitif, la conviction fondamentale, d'importance vitale, de l'inévitable victoire du bien sur le mal. Je ne connais pas non plus de légendes, je n'ai jamais affronté le dragon aux côtés de Siegfried à la peau de corne ; jamais je n'ai sursauté en entendant un bruissement dans la forêt obscure : c'est Rübezahl ! Je n'ai jamais lu les fables sur les animaux, je ne comprends pas ce que peut signifier " rusé comme un renard " ou " vaillant comme un lion ". Je ne connais pas Till l'Espiègle, je n'ai pas ri des ruses qu'emploient les faibles pour triompher des puissants. [...] Don Quichotte, Gulliver, la Belle Maguelone : éliminés. On supprime Zeus et son tonnerre impuissant, et Yggdrasil, le frêne du monde, on supprime Adam et Ève et le paradis. Jamais on n'a assiégé et pris d'assaut pour une femme une ville appelée Troie. Jamais un docteur Faust n'a disputé son âme au diable
Pauvre, dévalisée, dénudée, sans défense, j'entame ma dixième année. Je n'ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n'a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n'ai pas connu ce soulagement plein d'allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n'a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l'obscurité. J'ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n'est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J'ai du mal à comparer, à juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie.
Comment pourrais-je me douter que le monde dans lequel je vis est dense, coloré, luxuriant, peuplé de personnages les plus remarquables ? Qu'il regorge d'aventures qui n'attendent que moi ?
Bref : la descente chez les Mères n'a pas eu lieu, on n'a pas bu aux sources, pas fixé de valeur aux hommes et aux choses. On ne peut rattraper les émotions manquées. Un monde qui n'a pas été obscur et enchanté quand il le fallait ne devient pas, à mesure que notre savoir s'accroît, clair mais seulement sec. Les merveilles que l'on dissèque avant d'avoir eu droit d'y croire sont fades et stériles.
[...]
Quelle indicible désolation qu'une existence humaine qui, en se comparant, sans se prendre comme parabole, ne peut trouver sa place dans l'incomparable cortège de l'humanité émergeant des broussailles pour gagner la contrée d'un ordre désiré, appelons-le d'un terme ancien : " la civilité ".
[...]
Tabula rasa. J'en ai fini. Extirpée jusqu'aux racines, effacée en moi une des plus grandes aventures que nous puissions connaître : en comparant, en expérimentant, en se démarquant, apprendre peu à peu à se voir soi-même. Se mesurer aux figures les plus intelligibles de tous les temps. Plus rien de tout cela. Le sentiment du temps s'affaiblit, n'ayant jamais été vraiment éveillé. Mes propres contours, au lieu de devenir plus nets, s'estompent : la conscience, au lieu de s'éclaircir, devient floue.
On reviendra progressivement à l'état sauvage
Car il faut continuer à présent : il s'agit de détruire les effets les plus subtils, bien difficiles à mettre en évidence, que provoque une fréquentation assidue des livres : l'entraînement et la différenciation de l'appareil psychique ; une acuité accrue des sens ; l'éveil du plaisir d'observation et de la capacité à discerner le comique et le tragique des situations ; la gaieté que procure la comparaison avec le passé, le fait d'apprécier ce qui est héroïque comme l'exception qu'il représente et d'accueillir calmement, voire d'aimer ce qui est ordinaire, qui se reproduit constamment. Et surtout, la capacité de s'étonner ; de ne cesser de s'étonner sur ses prochains et sur soi-même. Mais je n'ai pas lu.
Ce n'est pas seulement mon passé qui se trouve, d'un coup, transformé : ma situation actuelle n'est plus la même non plus. Reste une ultime chose à faire : sacrifier aussi l'avenir. Je ne lirai jamais un seul livre. L'horreur contenue dans cette phrase ne me touche pas, moi, non-lectrice. En effet, sans livres, je ne suis pas moi.
Christa Wolf, Lire, écrire, vivre, traduit de l'allemand par Alain Lance et Renate Lance Otterbein, Christian Bourgois éditeur, 2015 pp. 39 à 45.


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