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[note de lecture] "Fraudeur", d'Eugène Savitzkaya, par Véronique Pittolo

Par Florence Trocmé

FraudeurDans ce livre, un adolescent de treize ou quatorze ans, nommé le fou, est-il le narrateur ? Il est certainement l’enfant de Rimbaud et de Lautréamont, puisque chaque page exhale la rébellion d’une jeunesse non entamée, l’éternelle révolte qui se joue dans la vigueur d’une langue, sa rudesse alliée à une extrême douceur. 
Comme son illustre aîné, le poète des Ardennes, Savitzkaya affirme son absolue singularité : plutôt que le Je est un autre, son Il est générique, transcendant : 
il ne va ni à l’église, ni au stade ni au bordel ni à l’école. 
 
Savitzkaya n’a pas attendu la mode du bio, de l’écologie, de la décroissance tendance, pour écrire à rebours de la société médiatique, libérale, urbaine. Son univers est unique, ses livres sont un monde, une cosmogonie loin du consumérisme et de l’abrutissement généralisé, un monde intact, réduit à ses éléments organiques. On y écoute le vol d’une mouche, on peut respirer le parfum d’une reine-claude trop mûre, fouler des près encombrés d’excréments, observer l’énorme douceur, le moelleux catastrophique des lapins. Un vocabulaire luxuriant décrit les palpitations du végétal et de l’animal, de l’humain, dans une litanie où le brin d’herbe a autant d’importance que le bruissement du vent. On peut parler d’une descendance whitmanienne, le même souci de mettre à niveau le prosaïque et le noble, le profane et le sacré. C’est quoi l’herbe ? Peut-être que c’est le drapeau de mon humeur, tissé d’un tissu vert espoir*.  
 
L’univers de Savitzkaya oscille entre la pureté et le déchet, le jardin devant la maison et la nature indomptée : De porc à porcelaine, le fraudeur chemine autant dans le dictionnaire que dans les prés à cochons… Le jeune fou vagabonde dans une jungle domestiquée mais toujours menacée de putréfaction : Et chaque fois qu’il défèque, c’est toute une porcelaine rose qui danse devant ses yeux. Sacralisation du geste ordinaire. Cuire un œuf devient une opération métaphysique : Il bouge dans l’eau où se figent ses principes.  
La figure de la mère apparaît encore, nous avions lu son désastre dans Mentir, en 1977, un très grand livre d’un auteur inclassable alors âgé de 23 ans. Ces fleurs ne sont pas pour moi aujourd’hui, phrase reprise mot à mot de Mentir, en miroir. On saura qu’elle est russe, qu’elle naquit au milieu de la vaste plaine formée de croupes de tourbes. Dans La Traversée de l’Afrique, un jeune paysan écrivait une lettre à sa mère en se retenant de pleurer. Les sentiments sont effleurés par une écriture retenue, précise, qui jamais ne tombe dans l’afféterie et le pathos. 
 
La force de cette prose est dans l’élan narratif qui tient le défi de la poésie, dans la durée. Je pense que ses récits sont plus puissamment poétiques que ses poèmes coupés en vers. Ils ont un souffle, une amplitude que seul le narré permet. Une ritournelle. 
Pourquoi faut-il un rythme ? Parce que c'est une nécessité humaine. La voix, c'est un chant. Il faut toujours percevoir un chant, à travers les choses mêmes, en regardant.   
Les livres de Savitzkaya enchantent ses lecteurs, ses phrases nous enveloppent de douceur et de volupté, pour notre plus grand bonheur. 
 
[Véronique Pittolo] 
 
 
* Feuilles d’herbe, Walt Whitman. 
 
Eugène Savitzkaya, Fraudeur, éditions de Minuit. 
 


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