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[notes de lecture] Guy Benoît et Klaus Ebner, par Mazrim Ohrti

Par Florence Trocmé

Les deux derniers nés surgis des « Hauts-Fonds » 
 

Maison d’édition née en 2008, les Hauts-Fonds avancent à une belle vitesse de croisière, dont le choix des voix diverses et variées de ses auteurs est l’une des exigences de sa ligne ; avec la bénédiction du commandant de bord Alain Le Saux. On y trouve des aînés comme René Crevel, Guy Cabanel, Claude Tarnaud, Lacomblez (belge), Martino (québécois) ; des auteurs vivants qu’on ne présente plus comme Paol Keineg (le plus américain des poètes bretons) avec son « Abalamour » ou Patrice Beray, auteur, ici, d’un essai intitulé « Pour chorus seul », sur l’évolution de la poésie française après la deuxième guerre, les poétiques de Tarnaud et Duprey en constituant des mesures selon lui ; mais aussi Fatima Rodriguez (auteure galicienne vivant en France), Alice Massénat ou Nestor Ponce (auteur Argentin) dont le recueil de poèmes publié ici, « Désapparences », évoquant les prisons d’état du régime qu’on sait, est une référence désormais dans les écoles argentines ; et encore : un essai de Jean-Yves Le Disez qui n’admet pas, à juste titre, qu’« On achève bien Auden » ; en l’occurrence à travers cette discipline Ô combien délicate qu’est la traduction. Et encore… faudrait-il parler de l’objet final – sans que cela paraisse superfétatoire –, avec, à chaque fois, une couverture originale reprenant souvent une toile, faisant ainsi de chaque livre de la belle ouvrage. 
 

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Les deux derniers livres des Hauts-Fonds confirment ce choix éditorial d’une poésie définie dans sa pluralité, riche et variée (pour faire fusion) par la somme de ses singularités. Le premier, intitulé « Ma mort reconnaîtra (sans qu’on sache le versant) » est de Guy Benoît, un « vieux briscard », animateur de la revue « Mai Hors Saison » et qui a publié une quinzaine de livres depuis 1968. Le texte, ici, révèle de prime abord comme une dissolution du sens dans le son, chère à une certaine tradition, une écriture organique qui laisserait penser qu’il est un organisme vivant sa vie propre. Mais cette écriture en apparence tournée vers l’abstraction n’a pas plus valeur d’ornement fictif qu’elle n’est proposition d’une réalité parallèle. Au contraire elle puise au sentiment qui relie la vie à elle-même, dont principes et éléments se définissent par leur exact opposé, leur « versant » formant un tout ; et ce, afin de reconnaître celle-ci dans sa vérité primitive, hors antagonismes. Visible et invisible, plein et vide, « il n’y a guère qu’un souffle / à la frontière ». Ombre, nuit, terre incluent leur propre revers éclairant : « quelque ténèbre goûte à son étoilement ». Pour qu’il y ait un jour, il y a nécessairement une nuit qui le précède ; tout comme la mort est l’aboutissement nécessaire de la vie. D’ailleurs, dès les premiers vers, vous voilà prévenus : « vous êtes mort ce matin / est-ce que la suite vous intéresse ». Où la réalité de l’illusion ? Pas de ponctuation pour cette écriture verticale, sèche et pourtant aérienne… comme un couperet le temps qu’il tombe. Il s’agit d’une syntaxe réduite à l’essentiel entre laquelle les anciennes forces de la nature plus terrestres que célestes, plus de nuit que de jour, plus d’ombre que de lumière, c’est vrai, firent des hommes leurs médiums dans le but de leur propre invocation. L’univers est ouvert à qui veut y entrer, « la grille de lecture (est) / comme il faut voir la situation » écrit Guy Benoît simplement tandis que chaque poème se veut presque un slogan pictural qui libère la réalité (de surface) identifiable et partageable par le plus grand nombre de ses contraintes et incohérences qu’on rangerait volontiers sous l’étiquette de condition humaine pour se rassurer. Tourner les pages revient à lire des pans de murs laissant gravées ces forces-là de la nature (telles des dieux) devant des hommes infinis (ontologiquement) mais limités (corporellement). « des / herbes / règnent / nous / sommes / prévisibles / un / répit / dans / le / film / insatiable ». Notre condition se place en dessous de la nature dont nous procédons et participons, faut-il le rappeler ? Nature symbolisée ici par un moindre de ses éléments (des herbes) mais néanmoins toujours au-dessus de l’homme ; et axe en quelque sorte entre le réel (par les sens) et la réalité (réel subjectivé).Aucun dépit ni amertume dans ce regard rétrospectif sur la (vraie) beauté que l’on ne sait plus voir au risque de la perdre, laissant parler les choses simples et « vraies » en écho à certaines valeurs disparaissantes : « les matières dernières rôdent aux aurores / pour le simple plaisir d’être perçues ». S’il y a révolte derrière ce constat d’un monde toujours plus ou moins idéalisé, elle est consciente, intériorisée, dans la mesure où « nous faisons uniquement / le tour de la photo / dans l’album de l’espèce ». Acceptation n’est pas résignation. S’il y a révolte, elle est d’abord dans le corps du texte prenant ses distances avec le corps social amorphe, apathique car fragilisé. Dans un langage qui trouve encore force et beauté – si proches parfois – dans la vie primordiale, délaissées peu à peu par nos formes « postmodernes ». A chacun alors, comme Guy Benoît, d’inventer sa propre religion ; ou à défaut, le processus de son propre émerveillement. 
 
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Le deuxième livre (né juste après) s’intitule « Vermeils ». Son auteur, Klaus Ebner, est autrichien et l’a écrit en… catalan. Oui, oui, vous lûtes bien ! Cela constituerait presque un exercice de style en la matière tant ce sont deux cultures qui révèlent a priori peu de points communs – dans leur idiome respectif déjà. Mais enfin, voilà comment s’opère la magie européenne de manière alternative, à l’abri des diktats économiques de Bruxelles qui prônent pour tout un tas de raisons plutôt l’uniformisation … que la poésie de Klaus Ebner, romaniste, traducteur, essayiste et qui a reçu plusieurs prix littéraires en Autriche (centre géographique de l’Europe). C’est ici son premier livre traduit en français, bilingue pour l’occasion. On a donc chaque poème (plutôt court) écrit en français et, sur la même page, perpendiculairement, en dessous, dans sa langue d’origine. Pour des lectures croisées de sa propre et seule voix, il faut choisir entre se chauffer les muscles de la nuque ou ceux des bras. Mais le jeu en vaut la chandelle. (Intéressant de voir combien le catalan est proche du françois !). C’est un recueil d’une poésie dense, généreuse, inversement proportionnelle à la syntaxe qui l’étaye (aux vers on ne peut plus courts), réduite là encore à l’essentiel. « Vermeils » sont le sang, le vin, le cinabre, l’écarlate, le couchant. La vue scinde les couleurs sous la qualité du regard de l’auteur ou comme si lui-même les créait, à travers son prisme sensible ; pour en faire des nuances (de rouge) inédites. Même « le sommeil est regard furtif ». C’est par les sens que l’on se sent entier d’une certaine façon, porteurs d’une célébration de chaque instant. Par le toucher se laisse aborder l’œuvre du temps dont chacun est à la fois la mesure et l’enjeu : « de peau armé / rien qu’un morceau / pensant et vieux / destin conjoint ». Le passé, donnée sans laquelle l’histoire (ici personnelle) n’est rien, se mesure toujours au présent : « comme je ferme les yeux je comprends qu’à jamais tu n’es plus avec moi (…) la fuite tout à coup une pensée / le train est passé ici / les wagons pourtant estompaient les traces de pas ». Devant la fin, la disparition, le poète lutte pour rendre à la vie l’unicité de sa valeur, il « respire des mots / qui sont apparus / avant que la langue à laquelle ils appartiennent / n’existe ». Et si ces mêmes mots sont « l’odeur du temps qui passe / que (Klaus Ebner a) emprunté à la vie », ils sont aussi, ça et là, ceux d’une langue (à partir du catalan donc) qui symbolise le monde productiviste. L’auteur met sa forme au niveau du fond qu’elle véhicule, réaffirmant au passage la fonction sociale du poète : « fillète en rabats / La jingle du noledge aktuell (…) tresseur culturel ki mange les enfants / de la roivolution ». (On voit de manière patente, quelle idée sous son œil (rouge) critique sous-tend cette dernière contraction en ces temps de contradictions péremptoires… et assumées). Cette approche de détrônement (par l’humour) de la langue produite, se déchoyant d’abord elle-même toute seule (notamment via les réseaux sociaux), de « vearytés sur la taoble », n’est qu’un passage obligé qui finit tôt ou tard par pousser l’homme-poète à retourner au langage du corps, décomplexé et renonçant au superflu, seul capable de transcrire son rapport au monde dont il n’a pas le choix mais envisage peut-être la part du feu. En raison de quoi « l’amour est comme un regard » et si « parlent des bouches invisibles (…) le soir saisit une feuille le poète ».  
 
[Mazrim Ohrti] 
 
Guy Benoit, Ma mort, reconnaîtra,  couverture de Tristan Bastit, fusains de Marc Girard. 104 pages, format 130 x 205 mm, Les Hauts-Fonds, 2015, 16 euros. 
Klaus Ebner Vermeils, traduit du catalan par Vincent Ozanam. Préface de Fátima Rodríguez. Couverture de Dominique Jézéquel, Les Hauts-Fonds, 2015, 17 euros. 


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