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[Entretien] avec Pierre Drogi, par Emmanuèle Jawad, 3/3

Par Florence Trocmé

Emmanuèle Jawad : Tes livres se construisent dans le travail de la matière sonore du poème, dans l’assemblage de séquences se renvoyant l’une à l’autre au sein d’un même livre, également d’un livre à l’autre, faisant lien. L’ensemble ordonne des pièces à caractère musical, des suites, et cela en particulier dans Animales. Comment la construction dans cet agencement de séquences à caractère musical se fait-elle ? 
 
 
Pierre Drogi : Ta question en recoupe plusieurs : celle de la matière sonore et celle de l’assemblage des séquences par un lien « musical ». Ces deux questions entretiennent elles-mêmes un lien, elles sont enchevêtrées. Permets-moi donc d’y répondre par sauts, un peu dans l’ordre où me viennent les éléments de réponse. 
D’abord, cet exercice, qu’on appellera seulement « poème » s’il aboutit, et dans lequel on se jette à corps perdu, relève toujours d’une tentative pour jouer à tous les niveaux, sur tous les plans, avec tous les moyens dont il dispose : sons et sens confondus, tantôt dissociés, tantôt rassociés, reconfondus, rejoints. Il en va de même pour le rapport image et voix : il y a du centaure là-dedans, et il court… 
On va chercher loin le matériau, qui peut relever de toutes les zones de la sensibilité ou de la pensée, éléments d’ordre psychologique, réflexions consécutives à des lectures, pensées intempestives, inopportunes qu’on ne peut écarter qu’en les notant, ou obsessions du moment, bribes entendues etc. Tout concourt ou peut concourir au poème. Tout, non plus, n’y entre pas et il s’opère un tri curieux dont je ne suis pas certain que l’opérateur soit le maître ! Le processus se déroule presque seul : on l’accompagne, on l’assiste tout au plus de tout son maigre « savoir », cru acquis. Si le sens se prend aux mots, si le matériau « extérieur » (l’impulsion première) s’incarne par eux, si on sent qu’une osmose est possible, c’est en marche. 
Les superpositions de sens, les empilements, les jeux de mots, éventuellement entre plusieurs langues, les associations dites d’idées, les rappels étymologiques, tout ce qui donne une épaisseur à chaque mot pris individuellement puis dans la pâte verbale fait effectivement partie de la panoplie de l’expérimentateur. Et même le mot pris pour un autre, quand on croit que la cible peut être atteinte en visant ailleurs. De ce point de vue, l’interprétation « riche », voire plus que riche, des textes est aussi un écho à la façon de procéder du poème et elle est bien dans la manière de celui-ci, dans la manière de ce qu’a tenté celui-ci. 
Chaque mot peut devenir proprement « émerveillant », à condition de le considérer à partir de l’événement de pensée ou de sensation dont il peut se faire le soudain porteur : à condition de tourner autour de lui pour le prendre en compte dans l’effet ou dans les effets singuliers, à ricochets, qu’il peut produire. Chaque mot envisagé ainsi devient comme un être indépendant qui à son tour, depuis la page, nous regarde. Et il dit, et il sait de nous des choses. 
Le texte que Michaux consacre au chanvre, « Cannabis indica », dans Connaissance par les gouffres, pourrait être lu comme cette expérience (en acte) de ce que peut produire un mot lorsqu’on se laisse aller à ce qui vibre avec lui, à ses halos, à ce qu’il diffuse dans d’autres directions que prévisibles, comme une encre. Michaux y procède aussi au démontage des métaphores ; il écrit une poétique à partir de ses observations. 
À l’échelle des textes, c’est-à-dire des pièces cette fois posées sur la page, ces dernières se répondent aussi, d’un coin du livre à un autre, s’enrichissant encore de ces appels et de ces réponses, tissant des liens, fournissant d’autres échos, à distance ; égarant parfois des clés, les mettant parfois en évidence. 
Quels mots précis employer afin de désigner, pour le livre, au-delà des éléments isolés de chaque section, les assemblages architecturaux ou musicaux dont il est composé ? Faut-il parler de séquences, de suites, de cycles ? Quel que soit le nom retenu – celui de « suite » a été employé dans un titre, sous-entendu dans un autre – ces ensembles invitent à un seul parcours de voix, à une traversée qui ne s’arrête pas aux barres de mesure ou à la notation, ni aux apparences : verrait-on un musicien buter à chaque barre de mesure, s’arrêter et oublier de passer outre, de franchir, de tendre au-delà, de tenir l’élan de la musique ? L’interprétation enveloppe donc le poème de son souffle, lui accorde respiration et tempo, s’accorde à la notation pour un parcours, une aventure de parole. 
Et véritablement : c’est « à haute voix » que « tout s’éclaire ». 
Aussi bien dans la notation de chaque page que d’une page à l’autre, le poème est en attente de la voix pour être accompli. Les obstacles et le vide, attendent juste d’être franchis, avec allégresse. On peut néanmoins aussi reprendre souffle quand on veut. 
Chaque livre, à son tour, n’est pas figé. Un autre ordre expressif des pièces est possible, l’arrangement « en livre » n’est pas définitivement clos, le lecteur là aussi peut s’orienter en promeneur libre : il arrive bien souvent, pour une lecture ou une revue, qu’il faille réarranger l’ordre initial en vue d’un autre effet, d’une autre énergie, dépensée autrement, selon le temps ou la place qui était laissée. C’est pourquoi le terme de « mobiles » a pu convenir aussi à désigner ces chemins mouvants que les séquences invitent à suivre, toujours agités de mouvements, aptes à rendre visible le souffle et les échanges. 
En même temps, chaque livre demanderait à être accompli au moins une fois dans le sens de sa marche. L’énergie s’est en effet orientée au moment de la composition dans une direction particulière. Des jalons indiquent la piste. 
Naïvement, le cycle des Animales s’achemine vers le mot fin et vers l’adresse d’un sourire. Il porte dans son dos des cycles qui pourraient apparaître préparatoires à cette « bonne fin » qu’il tâche de mettre en acte, courte utopie réalisée, réalisable. 
Le chansonnier proprement dit se compose de trois mouvements : une section (I) qui correspondrait à une mise en place ou en condition, ou à des préliminaires – protocole précautionneux ; les deux suivantes (II et III) se voudraient « accueil de la dite fête-fée » (vie et chansons entremêlées) avant que la quatrième n’exprime un reflux ; suit une coda « charbonneuse » dont le thème principal pourrait bien être la dévoration. 
Encore au-delà s’ouvrent des coulisses plus anciennes : on y apprendra peut-être comment hisser la lune ou comment suivre une traînée de poudre du point de vue de l’étincelle… 
 
 
 
Emmanuèle Jawad : Des extraits de ton prochain livre Anémomachia (à paraître en 2017 aux éditions de l’Amandier) ont été mis en  ligne sur Poezibao (Revue sur Zone). Des formes très différentes structurent ces extraits, dans l’allongement des vers, une ponctuation raréfiée, retrouvant également, par ailleurs, le poème fragmenté, troué sur l’espace de la page. Le travail sur la matière phonique, les expressions également  reste très présent. Quelle place trouve ce travail au sein de l’ensemble de tes livres ?  
 
 
Pierre Drogi : Peut-être, comme je viens de le signaler, ne faut-il pas trop se prendre à la notation et à ses pièges, ce serait en rester à la pelure, à la croûte : les inflexions d’une voix ne sont pas tributaires avant tout de cette notation. Je minimiserais donc cet aspect formel, apparemment frappant. Je ne voudrais pas moi-même me prendre au piège. 
Mais tu as aussi raison : il m’a intéressé dernièrement de moduler la mise en page, de la modifier au moins pour l’œil (entraînant ainsi de nouvelles dispositions psychologiques ou mentales ?) et de la proposer comme une incitation à lire autrement. Il s’agissait pour moi d’une mise à l’épreuve : que sortirait-il de ce traitement ? Le poème ne tenait-il que par des béquilles ? Ôtons-les !  
Cette mise en page inhabituelle, invitant à un nouveau rythme, manifeste sans doute un désir de liberté, la volonté de m’affranchir à nouveau, surtout de ce qui a été fait. Elle n’est pas vraiment neuve, je la retrouve plutôt comme une constante périodique : irrépressible besoin temporaire de prose… à quoi je n’aboutis, en dépit de cela, jamais exactement ! Elle correspond à l’envie par moments d’accélérer le débit, de fondre les éléments pour voir jusqu’où ça va mener et si ça tient. La mise en page ne révèle donc, à mon avis, qu’une possibilité latente. 
Un même poème a pu être noté, surtout ces derniers temps, d’abord sous sa forme « émiettée » ou « disséminée », je viens de dire que ces termes ne sont descriptifs de rien d’autre que d’une apparence, puis relancé dans un flux non mesuré, comme dans un prélude « à la française », au clavecin ou au luth. Plié ou déplié, le poème, il ne s’agit pas d’un enjeu de forme. En fait, la voix, dans ses choix, est en dernier recours toujours souveraine. Ici, il s’agit aussi de celle  que le lecteur prêtera au texte, et c’est notamment elle, ce feu dont parle le chansonnier comme pouvant un instant traverser et consumer la lecture. 
Sur le plan du travail, j’occupe en ce moment un interstice inconfortable : il est situé entre un livre achevé, Anémomachia, à paraître en 2017, aux éditions de l’Amandier, et ce chansonnier qui me revient quatorze ou quinze ans après son écriture. Et cela produit une bien curieuse collision. Je me rends compte, d’une part, de la persistance de certaines préoccupations, parfois avec les mêmes mots malgré l’inflexion différente, malgré l’écart temporel : Le chansonnier très bizarrement a rejoint Animales (2010), lui parle et le commente, peut-être même le rend-il plus clair, au moins dans son projet si pas dans son propos ? Le plus « vieux » (le plus jeune !) paraît presque la suite du plus récent et je m’en étonne. 
D’autre part, le livre suspendu, celui qui achevé attend de paraître, ouvre sous les pas une sorte de vide. Aussi le travail entrepris actuellement, celui qui va probablement combler ou occuper ce vide, s’en ressent-il : hésite, se fait dans le trouble, cherche une nouvelle voie. Voudrait, s’il est possible, accroître l’écart. 
Anémomachia prolonge Animales sous certains aspects, même s’il tente par rapport à ce précédent livre, à nouveau, de déplacer la parole, de la replacer autrement après la profération du mot « fin », de modifier ses conditions d’articulation. C’est un livre donné « de surcroît », en débordement du précédent, même s’il comporte plusieurs ensembles non homogènes ; c’est un livre qui déjà tâchait de se réorienter. Qui réessayait la parole. 
Il vient d’être croisé par le chansonnier, doublé par lui, en somme. Voici donc qu’il me faut réorienter encore, et plus radicalement, l’effort, recréer le mouvement de rien ou presque. Nouveau vrai redépart. Pour le moment, l’injonction consiste à retrouver une disponibilité plus large que celle qui m’est permise et un temps non contraint, au moins intérieurement. 
Si une forme très particulière et très paradoxale de joie spirituelle (quel mot j’emploie !), placée hors-mots, peut être considérée comme écriture (ou comme participant d’elle),  alors parfois, de temps en temps, « j’écris » ou « il se passe quelque chose », mais il faudra attendre encore un peu de passer à l’acte. Les temps ne sont pas favorables à la joie, elle ne réside pas dans ce qui est perçu mais dans une façon constructive de les percevoir. Disponibilité inquiète qui préexiste à l’écriture et qui voudrait aimanter ce qu’on reçoit. 
J’en suis là. Où est-ce ? 
 
 
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