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[feuilleton] "Au fil du narré, #4", Yves Boudier interroge Patrick Beurard-Valdoye

Par Florence Trocmé

 
Publication à partir du 1er avril 2015 d’un nouveau feuilleton, dans le cadre du travail entrepris simultanément par Poezibao et par remue.net, autour du « Cycle des Exils » de Patrick Beurard-Valdoye (dont le premier volume, Allemandes, est paru il y a trente ans).   
Patrick Beurard-Valdoye a donné le 6 mars dernier un récital à la Maison de la Poésie de Paris, suivi d’un débat passionnant mais peut-être un peu bref, d’où un sentiment d’inachevé. C’est sur ce sentiment d’inachevé que cette proposition a été bâtie : offrir à ceux qui étaient présents la possibilité de poser une (ou deux) questions à Patrick Beurard-Valdoye.  
Chaque mercredi, une ou des question(s) et la réponse de l’auteur.  
  
Quatrième épisode ce mercredi avec une question d’Yves Boudier.  
 
Yves Boudier :
L'histoire des pratiques de la lecture dans notre culture (depuis l'Antiquité jusqu'au seuil de la Renaissance) a connu une étape d'une importance fondamentale lorsque nous sommes passés (cela commença vers les 10°-11° siècles) d'une lecture nécessairement oralisée à la lecture dite silencieuse. (Voir les travaux de Roger Chartier, de Jesper Svenbro, La parole et le marbre, ou de Jack Goody, La raison graphique). Lorsqu'est apparue la segmentation des mots dans la phrase par l'usage du blanc graphique, la lecture "avec les yeux seuls" est devenue possible. En effet, une écriture non segmentée (comme le furent les écrits de l'Antiquité et du Moyen Age et comme le sont encore aujourd'hui les transcriptions phonétiques) ne peut se lire, donc se comprendre, qu'en étant oralisée, lue à voix haute, car les signes ne sont que la transcription d'une parole et n'ont pas d'identité graphique définie avec précision. (La norme orthographique n'apparaît vraiment qu'au 19° siècle avec le développement de la Presse et la scolarisation de masse). La segmentation graphique, (rendue systématique par l'invention et l'usage de l'imprimerie), donna le jour à la lecture silencieuse, telle que nous la pratiquons depuis en gros le 16° siècle, lecture qui s'accompagne d'un changement profond lui aussi du statut de l'intellectuel et du statut de la parole écrite... devenue de fait silencieuse. 
Avec le néologisme "vocaluscrit", tu  reviens de fait sur cette question de l'articulation parole-écriture-lecture, de son pouvoir symbolique. Veux-tu, en redonnant une place privilégiée à l'oralisation du texte, (avec une forme publique performée minimale mais manifeste) retrouver ce que la lecture silencieuse a semblé perdre, à savoir une dimension incantatoire et efficiente de la parole proférée sur l'auditeur?  
 
 
Patrick Beurard-Valdoye : Tu ne pouvais savoir, cher Yves, que les phrases diffusées par enceintes lors de mon déplacement d'un pupitre à l'autre (sur le plateau de la Maison de la Poésie), ces "paroles" sont des agrégats de mots d'un seul bloc, sans blanc entre eux. 
Ce lien entre la segmentation de l'écriture et la lecture silencieuse est en effet riche en conséquences. L'invention du blanc entre les mots, l’apparition de l'espace — comme disaient les typographes qui l'employaient au féminin : l'espace fine — entraîna la raréfaction de la lecture à voix haute.  
On a forcément à l'esprit Augustin observant Ambroise en train de lire "tout bas" — dès le IVième siècle, n'est-ce pas ? — ses yeux oscillant sur la page, alors que la voix, la bouche et la langue sont au repos. "Et jamais autrement", insiste l'Africain du Nord dont la faculté d'émerveillement devant ce qui le dépasse est chaque fois épatante. 
Est-ce qu'Ambroise cherche à ce que l'esprit perce au mieux les sens du texte, c'est-à-dire aussi le sens caché ? Désire-t-il désincarner le texte, l'abstraire du corps davantage, en lui faisant donc perdre sa voix ? Ou encore — et qui pourrait l'exclure ? — est-il en train de lire silencieusement un texte licencieux, que d'autres ne doivent pas entendre, puisque la porte reste "non défendue", ouverte à tous, dit Augustin ? Lirait-il par exemple quelque commentaire d'un disciple d'Arius ? 
Il y a bien des situations dans nos actes artistiques, qui réinventent, en conscience ou non, des gestes archaïques. Le cours d'eau ne sait jamais que fluer vers les origines, à la source, et les trains retombent toujours sur leurs roues. Il y a peu, j'achète un ouvrage de 1957, une traduction de l'anglais par un poète français. En ouvrant les pages non coupées, je m'aperçois que le verso du premier cahier — c'est-à-dire la préface du traducteur, qui m'importait — n'est pas imprimé. Le texte typographié, non lisible, laisse pourtant apparaître son foulage, la presse ayant fonctionné à sec. L'astuce consiste à frotter délicatement les pages d'un crayon de graphite. Les lettres surgissent peu à peu en réserve sur fond grisé, les mots remontent en surface. Comme le papier est irrégulier, des zones blanches subsistent et le texte n'est donc pas entièrement lisible : il y a des trous. C'est alors que pour saisir les phrases en tentant de combler leurs lacunes, je me mets spontanément à lire à haute voix. En effet l'oralisation de "l'imprimé", sa sonorisation, donne du corps, elle permet de retrouver, par rebond dans la trouée, le sens manquant. Elle ramène une présence.  
À y réfléchir j'ai fait ce qu'un philologue ferait au-dessus d'un manuscrit copte où il y a des lacunes en raison de mauvaise conservation du parchemin, ou bien parce que le copiste s'est permis quelques singularités intransmissibles. 
Remarque bien, que si j'ai tout de même pu lire cette préface, c'est qu'elle fut imprimée avec des "types" en plomb. En offset, en absence d'estampage du papier, rien n'aurait été possible, ni en impression numérique. On voit bien que l'invention de la typographie, qui contribue en effet largement à augmenter la valeur "muette" de l'écriture, est une étape — on le sait bien — vers la perte inexorable de la matérialité de la chose écrite — c'est-à-dire son caractère physique, sonore et plastique — au bénéfice de l'intangible du mot, de l'abstrait du langage ; de sa non-substance. L'écrit s'est désincorporé, à l'instar de la monnaie. On parle toujours du corps d'une police sans savoir pourquoi, mais les typographes parlaient de corps d'un caractère. 
Ceci n'est pas particulièrement troublant lorsque l'écrit se résume à de l'information. Ça l'est en revanche pour ceux d'entre nous qui s'intéressent de près à la substance des mots et à la prosodie. À la partie audible de l'iceberg. Qui mettent en avant l'aspect rythmé, sonore ou musical du langage.  Fût-ce pour une oreille interne. 
Le vocaluscrit affirme bien cette dimension, tant matérielle (plastique) que sonore, en l'émancipant par surcroît de sa longue solidarité avec la musique. L'impasse dans laquelle nous étions résultait aussi de la prégnance du champ musical et d'un usage inadéquat de son lexique. Il s'agit moins de rythme ou de sonorité, que d'énergie, interne aux mots et aux alentours, blancs compris — de longueur d'ondes ou si l'on préfère, d'un respire — que la voix libère ou non. 
La conscience d'un avant-historique en arts poétiques suppose par exemple Orphée. N'est-il pas utile de rappeler pourtant qu'Orphée, accompagné de son luth, faisait de la chanson. Et j'aime bien dire du coup que notre dieu serait une déesse : la silencieuse Eurydice, si l'on se cantonne au mythe d'Orphée. Je crois que Rilke énonce les deux tutelles possibles dans son poème Orphée. Eurydice. Hermès. Et je dirais que Pierre Drogi situe aussi son Chansonnier en cet endroit. 
Le vocaluscrit concerne la lecture à haute voix devant un auditoire. Il dérive du manuscrit, mais possède son unicité et son exclusivité liée à l'écoute collective, comme au lieu où il est donné. Ce que j'ai lu à la Maison de la Poésie est adapté du manuscrit destiné au livre, et ce vocaluscrit ne sera "publié oralement" qu'à cette occasion. 
Si la lecture individuelle devint silencieuse — y compris lors de son apprentissage à l'école, où trop rapidement la lecture partagée collectivement disparaît — celle à haute voix demeura, dans les couvents et monastères, notamment au refectio. Elle est pratiquée dans les enseignements de la religion juive, de la religion protestante, de la religion de l'islam. Il ne faudrait toutefois pas en déduire que le faible intérêt français pour la lecture en public résulte d'une tradition catholique. Ce n'est pas le cas en Italie ; et la procession de paysans chiliens marchant des heures pour aller écouter Pablo Neruda prouve l'inverse. Il faudrait plutôt appréhender cette vieille spécificité française du côté de l'obsessionnel contrôle monarchique de LA-langue et de ses usages, en particulier via l'Académie française. À présent, on en trouverait un prolongement dans les techno-pouvoirs. Comment expliquer par exemple, en pleine numérisation virulente de documents patrimoniaux, qu'aucune institution d'envergure en France ne se préoccupe de la numérisation des cassettes audio de lectures d'arts poétiques enregistrées — souvent dans un cadre associatif — plus ou moins archivées entre 1975 et 2005, pour dans un second temps mettre à disposition du public un site internet dévolu à la lecture par les poètes contemporains, à l'instar du site américain Pennsound
L'imprimerie a contribué à une évolution du poème sur le versant de l'abstraction. Ce fut une chance artistique sans précédent, quand il s'est affranchi de la réalité pragmatique, en rompant l'assujettissement du nom à la chose. L'histoire littéraire a peut-être toutefois confondu en arts poétiques, ce niveau d'abstraction avec celui de l'émancipation de la parole. Car je crois que tout poème entretient un lien explicite ou secret avec la parole. C'est dire que tout poème peut être éprouvé à haute voix, ainsi livrera-t-il sa dimension sous-jacente. Cet ombilic de la parole n'entraîne pas le maintien du poème dans un mimétisme formel. Il permet de se remémorer, par la parole cette fois collective, sa potentialité rhapsodique. Il peut certes être proféré, tout autant que chuchoté. Mallarmé dit son Coup de dés à l'oreille de Valéry. 
Qu'énonce Paul Celan du poème ? "Ce Toujours-encore ne sera jamais cependant qu'un Parler" (les capitales proviennent de la traduction d'André du Bouchet). Plus loin, toujours dans Le Méridien : "Le poème serait dès lors — plus que jadis, ouvertement, parole d'un seul devenue figure, — et du plus intime de soi aspirant à une présence."  
Permets-moi d'ajouter : espérant une présence. Nous avons tous entendu tel poète lire en public dans une langue que nous ne comprenions pas. Il (se) passe souvent bien entendu quelque chose. Du sensible, de l'émotion même. Pas d'entourloupe pour épater la galerie. L'émotion produite par l'inconnu, par ce qui nous vient d'on ne sait où, médusés par on ne sait quoi, mais portée à bout de bras par une présence. Les mots nous manquent d'abord pour en parler avec raison.  
Qui a peur de l'émotion produite par un poème ? 
Qui est le plus fou, du poète qui se donne — et nous donne — en public, ou du réductionniste qui "Toujours-encore" prétend que les poètes lisent mal ? 
"L'imprimerie sonore voilà la vérité", dit Saint-Pol-Roux. Mais dans cette imprimerie qui n'aurait pas perdu la voix, ­il faudrait aussi davantage de place au silence. L'histoire du poème — n'est-ce pas, cher Yves — c'est également celle de ses blancs comme de ses silences.  
Tournons la page, et d'un autre côté, la segmentation de l'écriture, c'est la codification progressive de signes de ponctuations jusqu'à sa normalisation. La ponctuation est la police secrète de la langue.  
Il faudrait des signes de ponctuation susceptibles de rendre compte du miel du silence. De sa couleur. Le blanc ne suffit pas. Tout n'est pas blanc ou noir.  
Dans Gadjo-Migrandt il y a cinq signes de ponctuation inédits (dessinés par Clara Debailly). Au plan de la réception — toute chose égale par ailleurs — ce serait un peu comme pour les anciens parchemins coptes, où la recherche fait état, non sans perplexité, de signes de ponctuation, cependant qu'on ignore pour l'essentiel comment cette langue écrite était oralisée. 
 
©Poezibao et Patrick Beurard-Valdoye 
 
 


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