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[note de lecture] Nadine Agostini, "Dans ma tête", par Liliane Giraudon

Par Florence Trocmé

Le poisson pourrit par la tête 

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La première fois, « Dans ma tête » ne m’est pas entré par les yeux mais dans l’oreille. J’ai entendu Nadine Agostini en balancer, par salves successives, une séquence. C’était je crois à Marseille, dans le cadre du Festival Poésie-Marseille, en 2013, dans les locaux de l’excellente librairie « l’odeur du temps ». J’étais subjuguée et j’ai d’abord pensé textuellement « Bingo, elle est folle »… Je me souviens parfaitement des paquets de mots qui sortaient de sa bouche et qui traversaient l’air. Des phrases dont l’attaque convergente s’abattait en pluie drue sur un public légèrement ahuri. Comme si une machine-bouche, branchée sur un stock du dedans (disons une tête) se mettait à dire des choses non pas parce qu’elles étaient pensées mais pour ne plus les penser.  
 
L’art d’écrire ouvrait brutalement sur un département des aberrations et dans cette série d’adresses hétérogènes j’ai immédiatement perçu le poids d’un livre où la vie s’importait dans le politique. La vie de qui ? Celle qui signera deux livres éponymes (1) dont le titre semble une réponse tardive à un Reverdy qui savait que comme le poisson la poésie pourrit par la tête ?  
 
Si le seul problème avec les sons c’est la musique, pour Nadine Agostini, c’est l’anaphore, cette répétition du même mot en tête de phrases ou membres de phrases. Tarte à la crème des techniques d’ateliers d’écriture et consolation des bègues, elle passe outre et s’en empare. Revisitant Pérec et son génial prédécesseur américain, elle se branche ailleurs et monte son propre film. Litanie ou pas, on y va. Le ressassement radote. Mais ici, l’entame, contrairement à celle des pièces de boucherie ne recoud rien : 
« Tu ne peux pas  savoir ce qu’il y a dans ma tête, ce que j’ai fait entrer dans ma tête tu ne peux pas savoir ce qui est entré dans ma tête avec ma permission ou tout seul tu ne peux pas savoir tu ne peux pas savoir comment je pense tant que tu n’as pas dans ta tête ce qu’il y a dans la mienne tu ne peux rien savoir tu ne peux pas penser comme moi tu ne peux pas penser comme moi tant que », l’ouverture litanique où le « tu » énonciateur bégayant bascule du sujet masculin (« avec ma permission ou tout seul ») à un marqueur féminin (tant que « tu n’es pas issue d’une femme qui n’est pas issue d’aucune femme » « tu n’es pas issue d’un homme qui n’avait plus de père ») amorce l’embrouille. C’est dans un apparent respect des règles grammaticales que s’opère syntaxiquement un trouble dans le genre et les usages. 
 
Le négatif répétitif (tu n’es pas, tu n’as pas) bétonnant l’être et l’avoir s’entrecoupe d’énoncés saugrenus « tu manges des trucs de la mer en coquille » « tu n’as pas aimé un tatoueur alcoolique » « tu comprends ce que signifie structuralisme et conceptuel »… 
Dans la soupe nagent des livres lus (ou pas) (La peau, L’Enéide, Tendre jeudi) des films regardés (ou pas) (Niagara, The Misfits, Salo ou les 120 journées de Sodome), des expériences familiales apparemment dingues et pourtant partagées « tu n’as pas été élevée par une fausse mère vraie lesbienne née de père inconnu ». 
 
Si depuis Rimbaud je est un autre, chez Agostini tu brouille et disjoncte. Bananée en garçon elle est sa propre projectionniste, sachant pourtant que ce qui est difficile c’est de mettre du plat dans la profondeur. Ici, la transformation d’une expérience en langage donne une forme et informe. La mosaïque composée ne communique pas mais fait fonctionner des mondes. On peut avoir été amoureuse de Spiderman, Rahan ou Mandraque et ne jamais avoir cueilli de fraises ni ramassé de haricots verts. Ne jamais s’être accroupie la nuit avec des clochards ni été lavée dans une lessiveuse.  
 
La projection se poursuit dans le noir bienfaisant d’une salle où tous ont accès. Ici, la vie n’éclaire pas les textes mais c’est le texte (ses éclats recomposés) qui éclaire la vie. Dans un monde qui a défait les anciens repaires le drame se conjugue au comique et dans un dépotoir de séries causales les formes hétérogènes d’une cruauté scintillent sous le rire. 
« tu n’as jamais poursuivi un voleur d’œufs durs avec un couteau de cuisine dans un hôtel désaffecté à double entrée où deux lesbiennes s’étaient suicidées en se jetant du dernier étage par la colonne centrale de l’escalier en colimaçon mais les deux lesbiennes n’étaient pas ta vraie et ta fausse mère »… 
 
Ça ricane, ça nettoie et ça déménage. Souvent le cœur se pince. On est loin du nombrilisme déguisé des poncifs d’une auto-fiction en fin de parcours. Plus prés d’une sorte de DS (Document Sauvage) retraité versus poème. 
Quelqu’un me suggère que ce que j’ai aimé dans ce petit livre dont je recommande la lecture, c’est son caractère destructeur.  
À y réfléchir, ce caractère destructeur pourrait bien être un des ressorts de « Dans ma tête » mais il se trouverait associé à une forme de conscience d’être au monde, son partage. Une tête inséparable de toutes les autres. Témoignage à la Reznikoff.   Et comme l’écrivait Benjamin, son impulsion fondamentale serait alors « une méfiance insurmontable à l’égard du cours des choses, et l’empressement à constater à chaque instant que tout peut mal tourner ». 

[Liliane Giraudon] 
 
(1) Avant d’être intégralement publié aux éditions « dernier télégramme » en 2015, un fragment de « Dans ma tête » a été publié en 2013 et sous le même titre dans une très belle édition « Derrière la salle de bain » 
 
Nadine Agostini, Dans ma tête, éd. Dernier Télégramme, 2015 
 


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