Magazine Culture

(note de lecture) Caroline Sagot Duvauroux, "'J", par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

Que puis-je si ce n’est pas possible 
C. S. D. 
 
 
D’où l’on part à l’envers, je tire. À vue. Sa révérence élidée se creuse d’une inversion. Où est. La part divisée. Quand ça commence clairement énoncé : « Je n’aime pas Rabat. Ni les chats. » (Rabat-chats, rabat-joie ? Ici la Joie ne demeure pas, perdue, effacée.) Dans la phrase, isolé seul en page 11, reste « ce dont », le lien délié du pronom coupé de son antécédent. Qui est « ce ». Or, la dérivation sapée le dit, rien n’est sûr : 
 
« L’immobilité affole l’immobile »  
« ce dont » va même provoquer une réclusion : mots confinés, à droite, où lire « Sans je ». Dire ne va pas de soi, dire se débat, percute ou dévie de. « Ce dont ».  
La privation. Amoindrit-elle le pronom, l’être qui est « je » et même pas tout à fait, il commence par le début de sa disparition, de son effacement, qui se réduit au minimum perceptible ? Des binômes se télescopent : absence-présence (ou « dehors dedans », « aube » / « choses finissantes »), les deux se mesurent, se jouxtent, vivent ensemble. Le participe passé « navrée » posé comme redite et interrogation sur l’« accompli », défait du « je » qui a été privé de. Quoi ? L’enjeu. « Chassé par ce dont je fut autre » ressemble au paradis qui fut. Loin. Expulsé du jailli car « accompli » devient « accomplit » (ou « surgi surgit »). Où agit je sans ? Les mots décapés, dégrisés aussi, furent-ils entiers ? Toujours ? Tu, posé comme entité, interrogé à mesure de je
Tu disparu, je est-il toujours, encore ? Amenuisé ou plus du tout ? Ce livre est un autre livre des questions. Le retour est-il possible ? « Bardo », mot isolé dans son espace vide : existe-t-il des états intermédiaires entre la mort et la nouvelle naissance ? Quel genre d’espoir cela pourrait-il donner à je ? 
 
Toute la première partie relance, en bas de page de gauche, « L’absence peut-elle ». À droite répond le nom déterminé (« l’instance », « la préséance ») ou le verbe infinitif entier (« confier », « affranchir », « claquer la porte »). Le mode mineur en bas. En haut des sons chuintent ou avancent : « va vers […]. Vient revenir et va dans venir », comme vacille le « v », le tu (« s’est perdu »). Effrité je « en m’ » ou M première lettre de nom propre après le pronom tronqué.  
Voilà la langue inventée de qui fut je quand tu – est devenu ’j. Langue bute, recule, revient. Réajuste. Claudique, le –e n’est plus. C’est du disparu. Pourtant « la jambe était leste au secours d’e sonnant ». Phrases débutent, finissent ou se cassent, le milieu, le nœud « [q]ui ne noue pas le jour à la nuit mais la déprise à la finale et c’est l’aube ». Phrases comme ’j. Les adverbes ont l’air de portées isolées sur la page « longtemps », « ensuite », pourtant ils sont mêlés au reste (du texte). Ils n’échelonnent pas, ils cassent. La durée. « Or je suis rendu là juste où ne pas là », incidente, « or », inaboutie en lieu et cause, je absent de la parole dite. L’élision gagne, est-ce éluder l’éclipse du –e ou affirmer tu nécessaire à l’apostrophe déliant les pronoms, copule où est entrée la division ? Ce titre qu’on peut lire : « apostrophe je ». Qui apostrophe je, l’interpelle ? Ou bien faut-il entendre un ordre, une injonction proche d’appel à comparaître (exister) ? Et ça urge car ça s’efface : 
 
« je)( 
m’tu 
non 
tu m’ 
oh)( »  
Fragments, proches onomatopées, langue riche dite en signe (disparu). Comme on invente « à jonchée de », une proximité de la profusion, deux pronoms qui suffisent, « altérables ». Reprise de je « autre », il l’était, ne…plus. 
 
Ce qui meurt en je reste en ’j ? ou amoindri dans « tu n’est plus vit encore ». L’assise perdue dans l’apostrophe a coupé sous le pied l’herbe – en socle et charrette, lallation « tourne au vide ». La langue peut-elle engendrer tu qui a pris je ? Prétérition d’une trace inscrite où « [d]’ici là », « [c]'est maintenant », deux adverbes en lieu du temps. Ce temps sous les ponts a versé, dessalé je. Les deux adverbes à côté se lisent juxtaposés pour dire « depuis que ».  
« [O]n voudrait dire », troisième partie, textes plus longs, la page est gagnée par « on ». C’est qui ? Mort. Les yeux bandés du bœuf qu’on abat, humanité sans quartier, les vanités. 
Le sort de je et de tu rejoint-il le sort commun de « On » ? Se retrouveront-ils confondus dans l’Un supérieur, originel et universel ? Indifférenciés alors ? Faut-il laisser toute espérance en franchissant le seuil ? « Le malheur meurt-il en passant l’espérance ? » L’âme ? L’intelligence ? Un ? À quoi croire ? Je le peut-il ?  
 
« Autrefois 
le festin rimbaldien de la jeune soif et des vieilles ivresses 
T’aimer sans toi ? 
La douleur ? je ne sais pas. Telle ? 
je n’y crois pas 
Comment croire ce qu’on sent ? » 
 
Rimbaud, regrettant « les temps de l'antique jeunesse », écrivait dans Soleil et chair 
 
« Et l'Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ? 
La voix de la pensée est-elle plus qu'un rêve ? » 
 
Dire la pensée ? Dire le rêve ? « Le seuil est sans seuil ». Alors rien à franchir ? Rien au-delà ? Passer sans trépasser ? « Je sans le seuil se noie dans ses circonstances ». Le seuil, le seul, le deuil. 
 
« On a lu tant de livres 
pour ne répéter qu’une phrase 
pas même, 
une copule : 
je t’aime » 
 
Copule au présent, parce qu’au passé « j’aimais » ressemble trop à « jamais ». 
De quoi est fait l’ensemble je ? Une de ses sous-parties : forcément tu. Cette partie manque. Si Thot a pu repêcher tous les morceaux de l’œil d’Horus et remplacer le manquant (pour former le magique et protecteur « œil oudjat »), sera-t-il possible de compléter ’j ? Cette part manquante, présente dans la « tribu d’Oméga » est mentionnée à la dernière page. Pour les probabilistes, elle désigne l’ensemble des parties d’Ω et inclut l’ensemble vide. Le livre s’ouvrait déjà sur la formule mystérieuse :  
« Ω = Ø excepté ’ ». Égale très peu. Ω, cercle brisé, fin dernière. 
 
L’équation pose tu, nom, part entière. Je « l’altéré définitif » finit (« antique ivresse » ?) le livre ou tu l’a affirmé manquant apostrophé. 
 
Isabelle Lévesque 
 
Caroline Sagot Duvauroux, ’J, Editions Unes, 2015 – 64 pages, 16 € 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines