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7 juin 1973/Louis Guilloux, Grand Prix de Littérature de l’Académie Française

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


  Le 7 juin 1973, le romancier breton Louis Guilloux (né le 15 janvier 1899 à Saint-Brieuc où il décèdera le 14 novembre 1980) se voit décerner le Grand Prix de Littérature de l’Académie Française. Déjà récompensé en 1949 par le prix Renaudot pour Le Jeu de patience, Louis Guilloux avait reçu en 1967 le Grand Prix national des Lettres pour l’ensemble de son œuvre.

  Fils d’un artisan cordonnier de Saint-Brieuc (actif militant socialiste), Louis Guilloux, lecteur passionné de Rousseau, de Vallès et de Romain Rolland, se lance très tôt dans l’écriture. Mais refuse de s’engager dans un parti politique. Son professeur de philosophie, George Palante, grand admirateur de Kant et de son ouvrage Critique de la raison pure, lui inspire le personnage de Cripure, présent dans Le Jeu de patience et dans Le Sang noir.

  Publié en 1935, Le Sang noir, vaste construction fondée sur « la technique de l’entrecroisement », est une œuvre inclassable, un kaléidoscope littéraire qui, selon Albert Camus, « mêle à des fantoches misérables des créatures d’exil et de défaite ». Une œuvre qui « se situe au-delà du désespoir et de l’espoir ».


EXTRAIT DU SANG NOIR

   ― Je vais vous raconter une anecdote tragique. C’était un soir, à Paris, en…
  Il se souvint tout à coup que l’année en question était celle où il avait quitté Toinette et un instant il se cacha les yeux derrière la main.
  Puis, d’une voix haletante, il continua son récit. C’était un soir de printemps, et il flânait sur le boulevard Saint-Michel. Il pouvait être neuf heures. Il allait s’asseoir à la terrasse d’un café, quand deux coups de feu éclatèrent derrière lui. En un clin d’œil le boulevard s’était vidé. Un tout petit homme, un Chinois très mince, courait de toutes ses forces au beau milieu de la chaussée, poursuivi par les agents. De temps en temps il se retournait et tirait à travers la poche de son veston, fendait l’air et bondissait comme un chat furieux. De sa main, qui ne tirait pas, il maintenait le pan de son veston gris pâle. Ses souliers, jaune clair, battaient l’air comme des oiseaux mécaniques. Les agents le saisirent enfin, ils s’abattirent presque tous ensemble sur lui et le couchèrent au pied d’un arbre, sans un cri. Il ne devait plus avoir, hélas ! de cartouches, mais il ne lâchait pas son revolver. Deux agents lui tenaient les épaules, un autre avait appuyé son genou sur sa poitrine, un quatrième s’efforçait de lui arracher son arme et répétait d’une voix basse « Donne ton feu, donne… lâche-le. » Mais il résistait toujours. Alors sans doute lui tordirent-ils les poignets, car le malheureux ― « le courageux » ― se mit à pousser des cris de rat. Et l’arme roula par terre. Un agent fourra le revolver dans sa poche. Alors, sûrs désormais que leur victime n’était plus dangereuse, ils le relevèrent et se mirent à le frapper. Deux agents le maintenaient debout par les épaules bien qu’il fût déjà évanoui et que le sang ruisselât sur sa figure ; les autres cognaient à coups de poing et aussi à coups de pied. Un inspecteur en civil avec une grosse tête ronde et noire répéta : « Allez-y ! Allez-y ! C’est de la viande ! » Entre leurs mains le malheureux devint une loque sanglante. Sa tête ballait de droite et de gauche comme celle d’un mannequin. Peut-être était-il déjà mort…
  Cripure respira, et reprit :
  ― Ils cessèrent enfin de le frapper et le traînèrent vers le poste. Sa longue chevelure noire étalée sur son front semblait avoir trempé dans l’eau. Son pantalon avait glissé, découvrant ses jambes maigres et nerveuses. Alors… Mais alors seulement, un petit homme fluet se dégagea de la foule et s’approcha en sautillant du sinistre cortège. C’était un bon petit bourgeois de chez nous, quelque chose comme un employé de banque ou un rond-de-cuir quelconque. Il portait un complet noir à bon marché, des manchettes en celluloïd, une fausse perle à sa cravate. Mais il avait une canne et un chapeau de paille et la canne, il la brandissait déjà…
  « Je le vis enfin arriver tout près du cortège et la canne se levant toute droite en l’air s’abattit, oui, d’un coup, sur le visage en sang du moribond. Voilà », acheva Cripure. Et il y eut un long silence.

Louis Guilloux, Le Sang noir, Éditions Gallimard, 1935 ; Gallimard, Collection folio, 1980, pp. 329-330.


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