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(feuilleton) "Terre inculte", par Pierre Vinclair, n°27. la la

Par Florence Trocmé

# 27. La la 
 
“Trams and dusty trees.  
Highbury bore me.  
Richmond and Kew Undid me.  
By Richmond I raised my knees  
295   Supine on the floor of a narrow canoe.“  
 
“My feet are at Moorgate, and my heart  
Under my feet. After the event  
He wept. He promised ‘a new start. 
’ I made no comment. What should I resent?”  
 
300   “On Margate Sands.  
I can connect  
Nothing with nothing.  
The broken finger-nails of dirty hands.  
My people humble people who expect  
305   Nothing.” 
 
   la la  
 
27. 1. Une note autographe au vers 266 (voir # 25) nous apprenait que les trois filles de la Tamise (on avance ici, au passage, que la femme d’Eliot était surnommée « The River Girl ») parlaient alternativement (fallait-il comprendre que, précédemment, elles s’exprimaient d’une même voix ?) du vers 292 au vers 306.Ici se poursuit, et se termine, leur chanson.  
 
27. 1. 1. La première fille de la Tamise commence par réécrire un vers de Dante, comme le précise en note Eliot qui renvoie au Purgatoire, chant V, vers 133: « Siena mi fé, disfecemi Maremma » (« Sienne m’a fait, Maremma m’a défait » ou « Né à Sienne, mort à Maremme »).  
 
27. 1. 2. Highbury, Richmond et Kew sont des territoires de la banlieue de Londres. La première est une « morne banlieue de la petite bourgeoisie » (dixit John Hayward, qui annote l’édition de Pierre Leyris), les secondes, au contraire, sont les « villégiatures favorites des bords de la Tamise pour les Londoniens en vacances. » 
 
27. 2. Il est bien sûr évident que le lecteur français (contemporain qui plus est) n’est pas armé, face à ce passage, comme le lecteur anglais.  
 
27. 2. 1. Dans la seule optique de fournir un effet d’intelligibilité approchant, la traduction de ce passage pourrait, peut-être, devenir:  
« R.E.R. et arbres poussiéreux. 
Arcueil m’a portée. Enghien et Boulogne  
M’ont défaite. Du côté d’Enghien j’ai levé les genoux 
Étendue dans le fond d’un mince canoë. » 
 
27. 2. 2. Quant à la deuxième fille de l’eau, voici le genre de choses (Moorgate est une station de métro du district de la City) qu’on pourrait lui faire dire en français moderne : 
« J’ai les pieds à la Défense… » 
 
27. 2. 3. Et la troisième (Margate est une station balnéaire populaire de l’île de Thanet, à 100 km de Londres) :  
« Sur la plage de Noirmoutier… » 
 
27. 3. Bien sûr, une telle traduction est impossible, dans la mesure où ces filles-de-la-Tamise comme tous les autres personnages de The Waste Land sont des incarnations de Londres ; c’est l’ensemble du poème qu’il faudrait alors réécrire – ce qui serait non moins impossible, puisqu’on ne trouverait sans doute pas pour chacune de ces figures les équivalents parisiens – c’est un autre poème qu’il faudrait écrire.  
 
27. 4. À ce titre, on pourrait peut-être identifier ici une figure – la descente du fleuve – qui s’instancie différemment dans des poèmes qui, participant de plusieurs langues et de plusieurs cultures, sont tous d’une certaine manière les traductions les unes des autres.  
 
27. 4. 1. Ainsi, la descente du Passaic dans le Paterson de William Carlos Williams, La Descente de l’Escaut de Franck Venaille. Je veux dire : si l’on ne peut pas traduire les mots, on peut, tout au moins, reprendre les idées.  
 
27. 4. 2. Même si, comme le disait à peu près, d’après Valéry, Mallarmé à Degas (ce dernier se plaignant auprès du premier de ne pas parvenir à écrire de bons poèmes, alors même qu’il avait de bonnes idées) : « Ce n'est point avec des idées, mon cher Degas, que l'on fait des vers. C'est avec des mots. »  
 
27. 5. Mais est-ce avec des mots que l’on fait aussi une chanson ? Pas plus qu’avec des idées, c’est avec des « la la la ». 
 
27. 5. 1. De quoi parlent ces trois sortes de sirènes ? De l’eau, et du peuple – du peuple au moment où le développement d’une classe de loisir prive la seule bourgeoisie de l’apanage du dilettantisme (déjà en 1899, Thorstein Veblen écrivait The Theory of the Leisure Class) ? On se souvient en effet (voir # 26) que le fragment précédent montrait la reine elle-même en train de se promener en barque. Il semble que, dans ces grandes lignes, le troisième chant soit donc une sorte de descente sociologique de la Tamise. Voici les vers qui l’ouvraient presque : 
 
Les nymphes ont disparu. 
Et leurs amis, les héritiers oisifs des directeurs de la city 
Ont disparu, n’ont pas laissé d’adresse. (179-181) 
 
27. 5. 2. Mais si ces filles-de-la-Tamise portent une sorte de chant tragique, figuré par l’inéluctable descente sociologique du fleuve (la première se laisse entraîner, la seconde ne parvient pas à concevoir du ressentiment malgré « l’événement » et des promesses dont elle n’est pas dupe, la troisième regarde atterrée un petit peuple en manque d’horizon) – c’est en mode mineur. Et au milieu des « la la la » qui rythment l’épisode.  
 
27. 5. 3. C’est cela, une chanson : le mode « la la la » du tragique, dans la bouche des filles d’Arcueil.  
 
« Trams et arbres poussiéreux. 
Highbury m’a portée. Richmond et Kew  
M’ont défaite. Du côté de Richmond j’ai levé les genoux 
Étendue dans le fond d’un mince canoë. » 
 
« J’ai les pieds à Moorgate, et le cœur  
Sous les pieds. Après l’événement 
Il a pleuré. Il a promis « un nouveau départ ». 
Je n’ai pas fait de remarques. De quoi lui en voudrais-je ? »  
 
« Sur la plage de Margate. 
Je peux lier 
Rien à rien. 
Les ongles cassés de paluches sales. 
 
Mon peuple petit peuple qui attend 
Rien. » 
 
la la 


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