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(note de lecture) Camille Loivier, Joubarbe, par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

LoivierLa joubarbe est une plante grasse, rustique, qui ressemble à un artichaut nain. Tout le monde en a vu, sans forcément y prêter attention ou connaître son nom. Camille Loivier joue habilement sur deux aspects particuliers de cette plante : sa banalité (« la vie d’une joubarbe / est humble modeste / -et je n’ai jamais fleuri- » (p.32), « l’insignifiante joubarbe » (p.29)), et sa résistance. « Les joubarbes croissent pour ainsi dire sans soin (…) il est à peu près inutile / de les arroser (…) il suffit d’ordinaire / de les poser sur la terre / pour qu’elles prennent racine » (p.20). Notre joubarbe, celle qui dit « je » dans ce livre, aura bien besoin de cette capacité de résilience : elle mourra et renaîtra à plusieurs reprises, notamment avec l’expérience de la chute, « trois mètres », du « rebord d’un mur » à la « cour close et sèche », avant d’être sauvée par une main d’enfant (« la paume d’une main / moi seule sais / la douceur ma sœur / la douceur de ce creux » (p.16). Ce souvenir traumatique (douleur et plaisir) est comme un fil rouge du livre : il est évoqué à plusieurs reprises (pp.15-19-23-35-38…) sans doute pour son sens, épreuves/renaissances au cours d’une vie, mais aussi parce qu’il montre un lien direct entre végétal et humain. Or le choix de ce livre est d’évoquer l’enfance (de l’auteure ?) à partir du point de vue de la plante. C’est une autobiographie de la joubarbe, en quelque sorte, mais elle permet surtout un témoignage extérieur sur la maison et ses habitants : « j’étais là je vivais là / pendant des années et des années / j’ai vécu une vie tranquille / insignifiante » (p.14). Mais « je me souviens de tout dans les moindres / détails à ma taille / dites-moi simplement qu’une seule chose malheureuse / leur est arrivée à cette petite famille / qui m’ait échappé » (p.10). L’habileté de ce dispositif tient à ce qu’il gomme presque automatiquement la part de psychologie et de mièvrerie parfois, qui alourdit l’évocation des souvenirs d’enfance lorsqu’ils sont racontés directement par l’auteur lui-même. Camille Loivier tient assez strictement le point de vue choisi et on ne saura que peu de choses en définitive sur la famille qui habitait la maison : même les noms n’apparaissent pas, à peine « un bébé », un « grand frère »… et ils ne font que passer. Car si la joubarbe n’est pas sans affectivité, émotion, tendresse, elle ne peut que s’en tenir aux faits, à ce qu’elle peut saisir à partir de son bord de fenêtre. Par contre son expérience est précise, vivante, attentive aux détails : « on dit que les joubarbes ont mauvaise / mémoire et mauvaise vue / je me souviens pourtant / de toutes ces personnes / ordinaires ignorées / comme moi-même / repliées dans le temps » (p.27). Dans la partie XI, la joubarbe évoque tout le « quartier » en une suite de petites scènes : le tailleur, l’horloger, le fourreur, l’épicier, le bar-tabac, le marchand de vélo… On pense à Follain, dans un autre contexte géographique, pour l’évocation d’un paradis simple mais perdu car « un jour la petite maison / s’est vidée » (p.29) pour cause de déménagement. Et si la joubarbe n’est pas totalement abandonnée, on sent que le plus beau est passé. 
Camille Loivier propose une poésie narrative, mais très particulière : si la joubarbe est son double, celui-ci ne dispose que d’une mémoire tronquée par rapport à celle de l’auteure ; s’il y a narration, c’est celle d’une facette extérieure de l’enfance, disons d’un environnement,  pas davantage. Et les treize séquences qui composent le livre ne se déroulent pas de façon linéaire, sinon pour les quatre étapes /lieux de la vie de la plante (maison d’enfance, maison neuve en béton, cathédrale, maison à la campagne). Pour le reste, ce sont plutôt des approches successives, des angles de vue sur un milieu de vie, avec toute la distance originale qu’implique le point de vue de la plante. L’emploi d’un vers libre assez court mais lié, sans heurt, participe à cette évocation d’un monde paisible, étrangement silencieux. 
 
Antoine Emaz 
 
Camille Loivier, Joubarbe, Editions Potentille, 40 pages, 8 €.


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