Magazine Culture

(note de lecture) Gérard Cartier, "Le voyage de Bougainville", par Claude Ber

Par Florence Trocmé

 
CartierVoilà un livre, dont on se régale – et me vient ce mot de sucs et de fumet pour un poème qui « herborise en paroles » ‒ Listant, dans le désordre, à la manière de Rabelais, je note : 
- son dessein encyclopédique – « tout peindre, tout nommer de tout délibérer » cela dit en douze pieds ! ‒, convoquant « l'alphabet de la création » avec la rigueur du géomètre qui accueille le lecteur au seuil du livre comme au fronton de l'académie platonicienne. Et la composition maîtrisée qui en découle, où l'ordre classificatoire cache échos et variations.  
- la maxime frappée au détour du vers ou en fin de poème ‒ (« Tout parle tout signifie regarder et connaître / Ne sont qu'un mouvement », « l'ombre / Mieux pique l'esprit que la clarté »…) tandis que s'insinue dans la langue le fluide de l'eau, du vent, des souffles… 
- le tressage de la science et du mythe, de Rome et des Twin Towers, d'hier et d'aujourd'hui, du De rerum natura lucrétien et des genres rhétoriques, de l'Histoire et l'histoire minuscule de nos vies. 
- le retour sur l'utopie des Lumières, implicitement convoquées dès le titre et explicitement dans 1516, où est fait ce constat : « pas un rescapé / L'équerre à la main au cœur de la forêt » et personne pour « rêver d'harmonie » et « refonder le monde ».  
- l'intime, le fugace d'un passage d'oiseau, d'une esquisse de paysage, d'une sensation fine, d'un surgeon de mémoire, d'une préoccupation de l'âge et même de ces au-delà, où le corps « s'embrase comme un rameau de buis » ou bien se défait « cru et pantelant » dans la Babel de nos croyances, cette intimité se mêlant étroitement au recensement géographique, scientifique et philosophique tandis que, de même, les mots jouent de tous domaines et de tous registres, allant à la tournure ancienne comme au spoutnik, à Kepler ou à l'Assomption de Turin, à la précision scientifique et à l'allusif.  
- le questionnement de la raison ‒ et le « de » à double sens d'une Raison qui questionne et en question – et la présence du sensible, du charnel, de l'attentif des sens quand sens fait sens en tous sens… 
- les clandestins, dont chacun pourra débusquer quelques autres…, tel quelque Rimbaud occupé à « fixer les vertiges », ou bien un St François d'Assise caché sous le poverello,ou encore cetintrus mal venu dans un trois-mâts, où se reconnaissent Heidegger et son Dasein accusés de « démonder le monde ». On se prend au jeu à ce jeu-là et on ne résiste pas à son invite…  
- l’écriture d'anacoluthe, de rythmique comptée et cassée – décasyllabes et alexandrins tantôt donnés, tantôt brisés. Son économie et sa richesse-recherche jusqu'à l'érudition, en ce qu'elle conduit aussi à parcourir le monde. Dans son secret et dans son sonore… 
- un art poétique qui refuse de « s'occuper du mot et non pas de la chose » ‒ « Rester sec disent les confrères   impassible / Bannir les sentiments qui déforment les vers » (bien classiquement scandé avec coupe à l'hémistiche ce dernier) et qui est éminemment contemporain sans être d'académisme de mode.  
C'est sans doute l'avantage qu'il y a à fuir « la stérile confrérie des poètes », qui en prennent au passage pour leur grade dans un constat du monde, dont on ne peut pas dire qu'il s'illusionne, mais continue de le feuilleter et de le donner à lire langagièrement comme le « Livre des Merveilles ». 
Et on pourrait continuer longtemps encore, mais à ainsi dénombrer, ne se dit pas le tout ni du lire ni du livre, ce sont bribes livrées dans l'immédiat du plaisir pris à la lecture de cette encyclopédie méditative, arpenteuse du monde, où le poète se fait géomètre, au sens pythagoricien du terme, dans une interrogation de ce dernier et de nous-mêmes, parcourant le poème le l’épique à l’élégiaque et « trouvant sa langue » pour se dire.
 
Aux pensifs suffit 
Le récit du monde
 
C’est ce récit que déploie ce recueil riche et aventurier, tout de présence intense à aujourd’hui. 
 
Claude Ber 
 
Gérard Cartier, Le voyage de Bougainville, Éditions de l’Amourier 2015.  
 


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines