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(note de lecture) Bruno Fern, "L'Air de rin", par Henri Droguet

Par Florence Trocmé


FernOn connaît l'entreprise singulière et implacable que poursuit le laconique Bruno Fern pour mettre en crise, en d(ér)oute, l'Ecriture avec un E majuscule, et c'est la même machine infernale qu'il bâtit sans en avoir l'air dans L'air de rin que viennent de publier les éditions Louise Bottu.
Cette machine est construite sur le ré-emploi, dans les deux parties de l'ouvrage, de deux vers célébrissimes : "aboli bibelot d'inanité sonore" de Mallarmé, et "Ferai un vers de pur néant" de Guillaume IX de Poitiers, duc d'Aquitaine, le titre renvoyant quant à lui à la môme néant de Jean Tardieu (a fait rin / a dit rin / a'xiste pas). Ces références constituent un programme car on voit par là qu'il s'agit de jeter aux poubelles de l'histoire tout ce qui s'apparente à la décoration, au beau discours, à l'examen complaisant de soi-même, à un certain lyrisme, bref à tout ce qui est désigné dans la proposition 96 de la première section comme "récits en chromo". Au fond, il s'agit de revenir aux mots d'ordre d'Isidore Ducasse dans Poésies I (1870, pour mémoire) : "La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle". Fern entame énergiquement ses travaux par cette consigne roborativement énoncée: I,1: "Intro kamikaze: Allons-y Alonzo dynamiter l'décor!". Et donc, l'air de rin, il dynamite.
Le dispositif s'organise ici en deux séries de variations, chacune étant précédée d'une brève "étiquette". D'une part 132 alexandrins calqués plus ou moins phonétiquement sur l'enchaînement : a-o-i-i-e-o-i-a-i-é-o-o(r) du vers de Mallarmé évoqué tel quel à l'entrée 77 de la première série, toutes les imitations commençant par A (éventuellement Ha...), d'autre part 66 (la moitié de la première série) adaptations de Guillaume d'Aquitaine, soit autant d'octosyllabes approximatifs (il y a parfois hésitation calculée sur le décompte) commençant systématiquement par un verbe en F à la première personne du singulier du futur simple (opportunément, la morphologie syntaxique de l'ancien français fait que les pronoms personnels n'existent pas), s'achevant sur un son en <an> et s'ensuivant dans l'ordre alphabétique.
Voilà pour les contraintes grâce auxquelles Fern va pratiquer toutes les formes de démantibulation et de dislocation burlesques des rythmes et de la scansion à l'ancienne, soit en dépassant les bornes d'une ou deux syllabes, soit en pratiquant l'élision sauvage d'un <e> dans le vers pour qu'il fasse précisément le compte. Cela ne va pas sans un brouillage du "sens" qui peut être désopilant, mais l'inventaire répertorial est définitivement fernien et d'abord la mort, la mort toujours recommencée mais sans pathos (I, 51: "Stoïque: Amollit le mélo - dramatiser, c'est mort"). Rien d'insignifiant ou de gratuit dans ces jeux de langage où l'on retrouve l'efficacité polémique de l'auteur et ses cibles favorites : l'ordre établi et dominant où que ce soit avec ses effigies (dans le désordre: ultra-libéral I,20 "A transcrit au tableau la fortune au taux fort"; conservateur I, 9 "A patrie, proprio, d'identité s'honore"; exilé fiscal II, 27 "Frauderai pas cher aux Caïman, plus un occidental moyen, un manageur, un marchand d'armes); la vulgarité générale que souligne le recours au registre familier ou brutal ad hoc; la chair triste et les jeux de l'amour trivialisés et réduits à des manipulations décourageantes (I, 30: Endurant: "Happe au vit, pompe à chaud, lime du soir à l'aurore", I, 43: Samedi, 20 h 16: "A Branly discreto s'est briqué le braquemort" ), et Fern, le tout-à-l'ego n'étant pas trop son fort, évacue progressivement et radicalement au fil du texte un éventuel "sujet".
Pour ne pas s'en tenir au négatif, l’auteur salue en passant 2 séries de "totems" : I, 117 "1ère liste: À Cros Prigent Rimbaud Baruch et Feodor" et I, 128 2ème liste: À Corbière à Artaud aux pendus hauts les corps", et énonce une énergique "Consigne révolutionnaire: À Neuilly va presto karchériser l'cador" (I, 26).
Une fois encore, entre tout, pas grand-chose et rien, Fern déploie dans le vide et l'informe présence de l'absence –disait Blanchot – sa parole restreinte, écho ténu d'abolis bibelots réactivés. Une dernière cure d'amaigrissement avant que les mondes muets ne soient la dernière patrie ?
Henri Droguet

Bruno Fern, L'air de rin, préface de Jean-Pierre Verhegen, aux éditions Louise Bottu, 2015, 58 p., 7€


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