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(note de lecture) Serge Ritman, "Tu pars, je vacille", par Laurent Mourey

Par Florence Trocmé


RitmanVoudra-t-on donner une idée du geste d’écriture propre à ce livre de poèmes de Serge Ritman, on dira qu’il est tout de reprises, relance et plénitude de son propre mouvement : il est une échappée.
Pour commencer, Tu pars, je vacille déroule comme un chant infini entre « tu pars » et « je vacille », ce qui donne toute sa valeur à la virgule, amorçant les deux actions : une copule et un silence, la marque d’un départ ou le recommencement d’une allure entre « je » et « tu », une réciprocité entre un départ et un vacillement, une décision et un risque. De « je » à « tu » se dessine toute l’aventure du poème, du poème comme aventure, à entendre comme un epos, je et tu s’inventant l’un par l’autre, se réinventant dans une fuite, une distance et une intimité. On remarquera aussi dans tout le recueil l’impossibilité de toute assignation : « je » et « tu » permutent dans une voix et une parole qui les font s’augmenter l’un avec l’autre. D’où l’importance extrême du verbe dans ce livre qui fait entrer en coalescence parole, action, geste; chaque verbe ouvre à la fois une tension entre beauté et vertige, une relation par la séparation et par la rencontre : « dire tu ouvre les vannes l’abandon à la traversée de te parler devient parler dans ta voix notre entre » (p. 42). Le livre pousse ainsi une « prose en avant », et « volubile », pour reprendre des notions chères à l’auteur. Il pousse une voix surtout qu’il fait rimer à la vie, dans ses lignes, ses paragraphes ou ses vers centrés sur la page, en un poème qui s’interrompt pour mieux se relancer, un poème qui a donc un goût de relance et une sorte d’application au vertige et au mouvement. Cette voix mène et emporte – en une orchestration improvisée ou l’inverse – l’infini d’une vie pleine de paysages maritimes qui sont des paysages prosodiques de la tempête et des vagues, de l’emportement à vivre. D’une vie pleine de désir avec l’autre. Pleine d’intensité et du côté de l’art avec les poèmes, les tableaux, la musique. Et de ce côté la parole qui circule voyage dans sa vie qui est son propre inconnu.
Ce qui fait vie dans la parole est libéré autant qu’enserré dans le poème. C’est le miracle, non au sens religieux parce qu’on n’a pas à y croire, mais au sens d’un émerveillement qui met la vision du côté de la parole vibrante et intensive : le miracle d’une prosodie et d’une syntaxe, d’un phrasé donc, avec quoi « aucune rhétorique tout s’éclaire autrement ligne de regard à regard c’est le corps-langage bas et haut de nos poèmes nous éclairons en pleine foule d’éclair d’œil à éclair d’œil » (p. 53). Ce livre construit la voix et sa parole autrement que les précédents qui marquaient des étapes, une structure tangible par des titres et des parties. Tu pars, je vacille porte le principe de vacillation qui pointait déjà dans les livres précédents jusqu’à en faire une construction résonante qui mériterait qu’on en étudie et en fasse la poétique. Pour le moment la citation en est un opérateur, qui renvoie à un climat de poème, à « nos poèmes » qui invente du collectif dans l’individuel. On le repère dans la citation donnée : « éclair d’œil » - la citation, si elle est porteuse d’altérité, est retour et invention de soi. Des titres, des fragments des livres antérieurs repassent et passent, conjuguant la mémoire au présent : « à l’heure de tes naissances » (p. 27) ; « et le rossignol dort » (p. 35) ; « ma volubilité dans ta retenue » et « ta résonance » (p. 42).  
Les citations de soi se conjuguent aux citations d’autrui, sous des signes de voix ou avec des voix qui nous font signe, ce qui est une autre manière de faire signe toujours de vie, de signifier la vie sur le mode de la résonance généralisée. On peut citer les poètes avec lesquels ce livre chemine, qu’il cite et fait résonner en lui : indiquons Mandelstam, Tsvetaïeva, Bachmann, Luca, Celan, Meschonnic… L’écriture répond à la fois à l’existence, à la relation et aux lectures : il s’agit de partir « en mer avec petits / bateaux comme dans nos lectures » (p. 39). Si le poème est exercice d’ « écoute providentielle » (Idem), comme Mandelstam a pu écrire au sujet du lecteur de poésie « interlocuteur providentiel » (Mandelstam cité au seuil du livre), il est aussi la tenue de l’autre en son intimité et en sa prosodie : « tu danses dans mon air me traverses je te porte en voyelles » (p. 81). Voyelles et consonnes, mots et lignes sont emportés dans un phrasé qui longe mais aussi suscite – et donc invente – la vie. Et si celle-ci n’est pas cantonnée au biologique, mais est un souffle particulier, celui d’un rythme en continu, d’un langage qui trace l’esprit, elle n’est plus autre chose qu’un corps en parole et en récitatif : « ton souffle plein d’ailes et d’ils te respire en cheveux et cou et cuisse » (p. 94 – n’y aurait-il pas là des échos d’une chanson de Nougaro, « d’ils et d’elles, d’elles et d’ils » ?) ; et aussi : « et poème se récite conjugué à tous les temps d’une voix renversée grammaire enjambée lexique ramassé c’est levée d’île en île c’est orée d’elle » (p. 95) Une « renverse du souffle » (Paul Celan) ? Oui et il n’y a alors de forme que si forme signifie expérience et renversement, ou pour citer Meschonnic « transformation d’une forme de vie par une forme de langage et d’une forme de langage par une forme de vie ». Ce qui est passionnant (et Luca dit bien de ne pas modérer les passio – passions) est que la parole est toujours changeante ; c’est ce qui fait la pensée, le poème. Le changeant, le mouvant empêchent l’assignation de cette parole en écriture à de l’identitaire, à du genre, à du formel : c’est la relation portée à son continu – « on va en voix inconnue » (p. 110) et au plus fort de son aventure. C’est donc une manière de s’écrire soi dans une écoute du vivant, soi transformé par autrui : dans l’amour – « et c’est renversement tu est clarté » (p. 27) ; dans l’amitié – « ce jour c’est nous comme si La Boétie et Montaigne » (p. 43) ; dans la poésie – « vivre votre forme que seule je / désire dit Pétrarque à l’orée » (p. 44). Alors c’est une éthique qui se dessine, s’invente, en un souffle de souffles, une voix de voix : l’autre devient je, je deviens l’autre. Il y a en somme de l’étreinte dans ce livre qui étreins aussi son lecteur et comme un développement infini des potentialités (du possible et de la force) du mot avec.
Laurent Mourey
Serge Ritman, Tu pars, je vacille, éditions Tarabuste, Saint-Benoît-Du-Sault, 2014.


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