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(note de lecture) Jerome Rothenberg, "Secouer la citrouille" et Renaud Ego, "L'Animal voyant", par Véronique Pittolo

Par Florence Trocmé

CitrouilleAprès la remarquable anthologie Les Techniciens du sacré (Corti, 2007), qui rassemblait des textes traditionnels de toute provenance, géographique et temporelle (cosmogonies d’Asie, du pays Dogon, d’Irlande, de Chine, d’Australie), Secouer la citrouille se présente comme une suite « locale », limitée géographiquement à la poésie des Indiens d’Amérique du nord. Collectées par Jerome Rothenberg, ces textes que l’on qualifie d’ethnopoétiques relèvent d’un monde où tout est susceptible d’être incarné et représenté, vision totale qui permet à des pulsions et à des images contradictoires de coexister.*1
Certains de ces poètes ont vécu au XXe siècle, ou sont nos contemporains. Leur patronyme évoque parfois l’univers du western (Élan noir), un monde en cinémascope dans lequel les Indiens sympathiques sont aux prises avec des héros blancs, vaillants et virils, non moins sympathiques. La légende du cow-boy au grand cœur et la conquête des grands espaces ont nourri notre imaginaire occidental, à des fins de divertissement. Cette vision édulcorée de l’histoire de l’Amérique a occulté la dimension impérialiste, l’arrogance du pionnier sur les peuples indigènes. Nous n’avons pas l’habitude de considérer l’Indien par ses paroles (chants, poèmes, incantations), nous le voyons sortir d’une tente, empanaché de plumes, galoper à cru sur un cheval pie.
Les poèmes Apaches, Navajos, Incas, Inuits, sont plus que de la poésie, plus que de la littérature : par leur dimension sacrée et pratique, ils sont une manière d’être au monde, remèdes, prières, thérapies, chants et danses pour exprimer tous les instants de l’existence, les circonstances joyeuses, dramatiques, la paix ou la guerre, le cycle des saisons.
Hey quand je chante
Hey ça peut l’aider
Ouais ça peut ouais c’est si fort
Hey quand je chante
Ça peut la relever

La mort est célébrée comme un événement naturel absorbé dans le cycle des naissances et des disparitions, sans pathos : Chant à propos d’une personne morte – ou était-ce une taupe ? – peu importe ce que c’était. Niveler les émotions, propager ainsi l’idée que le bien et le mal, le bonheur et le malheur n’ont pas de valeur morale (faute, dette, culpabilité), c’est se situer délibérément hors des codes du monothéisme, celui des premiers colons, protestants et catholiques.
Le Popol Vuh des mayas rappelle, certes, la Cosmogonie biblique, mais les dieux sont multiples (il y est question d’un néant originel, les dieux créent le monde, la flore, la faune, les créatures). Les Variations Yaqui, à réciter à voix haute, se renvoient les unes aux autres, comme des copiés collés ludiques.

Ô faon fleur   
sur le point de sortir, qui joues
dans cette eau fleur
là-dehors
dans le monde fleur
La cour de fleurs
Dans l’eau fleur
qui joues
faon fleur
sur le point de sortir, qui joues
dans cette eau fleur

Les rituels, la mise en scène des textes (mise en page graphique, plastique), la scénographie de cet univers, nous font comprendre que ni dada, ni fluxus, n’ont inventé la performance et la poésie sonore. Comme le soulignait Florence Trocmé :
Y a-t-il des récurrences périodiques de certains fonds en rapport avec l’état des civilisations ?*2

D’Allan Kaprow à Marina Abramovic, des Amérindiens à Robert Filliou, les filiations inconscientes entre ces textes dits primitifs et les dispositifs performatifs des années 1960 et 70, sont évidentes, dans la manière d’adresser des consignes au public, de mettre le corps en scène (badigeonnage) :

L’homme et la femme se font face, Événement-Langage, Événement-Don,
Événements- Boue.

Commence  par donner à chacun des bols en verre de couleurs différentes
Donne à chacun un nouveau nom
Donne un nom à un petit enfant ou pense à quelque chose et va tout chercher.
Les scansions sonores, les répétitions entêtantes d’une certaine poésie actuelle (Sivan, Maestri, Espitalier, Fiat, Pennequin), auraient, sans le savoir, une origine ethnopoétique, chamanique ...
Ce qui est primitif n’est jamais entièrement fini ni dépassé, et la simplification du réel, à travers des schémas épurés de représentation, a conduit à une vision déformée, abstraite, renouvelée du monde, qui fut au cœur de la modernité occidentale. Nous avons Picasso, les Amérindiens ont depuis des siècles leurs Images-Chants, minuscules dessins poèmes, narratifs ou mystiques, concis, sortes de haïkus pour la vie de tous les jours.
Bien sûr
que je suis un esprit !
Tu me vois devenir visible ?
Ça doit être un castor mâle


Ego
J’aimerais rapprocher ce livre de l’essai remarquable de Renaud Ego paru aux éditions Errance : L’animal voyant. Poète et spécialiste d’art rupestre, il présente à travers un magnifique corpus de documents photographiques, l’art figuratif d'Afrique australe, à ciel ouvert (peintures, gravures sur rochers), et dans des grottes. Au quatrième millénaire avant notre ère, chasseurs et cueilleurs nomades, les San ont représenté la faune qui partageait leur vie : l'éland du Cap fut la clé d'un savoir magique, et l’on peut comprendre dans animal voyant l’expression d’un pouvoir visionnaire, dans un monde non encore soumis à l’arrogance de l’occupant blanc (Boers, Anglais, Hollandais), où l’harmonie régnait entre les êtres réels et imaginaires. Comme Jean-Christophe Bailly dans Le versant animal, Renaud Ego explore et interroge ce monde où la présence des bêtes fait rayonner l'existence hors des rets du langage, et permet un autre accès au sens. C'est ce sens éperdu qu’on retrouve dans les poèmes amérindiens. A la rigueur du chercheur, il associe l’enchantement du poète et l’œil du photographe, pour notre plus grand plaisir.
Véronique Pittolo
*1 Préface de Jerome Rothenberg.
*2 Florence Trocmé, note sur Les Techniciens du Sacré 
Jerome Rothenberg, Secouer la citrouille, poésie traditionnelle des Indiens d’Amérique du nord, présentation Christophe Lamiot, traduction Anne Talvaz. éd Presses universitaires de Rouen et du Havre.
Renaud Ego, L’animal voyant, Errance éditions


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