Lire Basses contraintes, c'est retrouver l'écriture singulière et radicale de Dominique Quélen. En haut et en bas des pages, le lecteur reconnaît les blocs de « vers justifiés » déjà présents dans Enoncés-types. Reviennent aussi les mots qui composent depuis longtemps cette poésie : l'« eau » et ses mouvements, les « sacs » qui se remplissent et se vident, l'« os », etc. Mais lire ce livre, c'est à nouveau se heurter à l'énergie de cette langue faite de contraintes et infiniment surprenante.
Le livre est composé de trois sections : « Oiseaux », « Oiseau », « Ø ». Elles suivent la disparition de leur objet « fuyant », passant du pluriel au singulier pour aboutir à l'initiale barrée. Mais d'abord, ces « oiseaux » sont un « élément moteur » (p.19). Très présent dans la première et la deuxième sections, le mot ne disparaît pas totalement de la troisième. Il est plus rare, mais encore présent par exemple dans « l'infini des nuées d'oiseaux » (p.95) ou, en filigrane à la fin du livre, dans l'adjectif « oisive » (p.115). Le mot est « sonore : wazo ».
C'est en fait une des figures qui illustre la tension permanente entre « fuite » et présence, voire hyper-présence. Les restes (« épluchures », « os », « ordures ») parcourent certes le texte. Et même, la chose, à peine vue, disparaît :« On voit. Ce qui est n'est pas ! » (p.84). Le lecteur est pourtant constamment sollicité par une impression d'immédiate énergie qui jaillit des contraintes et de la « basse continue » des textes. Le résultat des nombreux jets de « dés » et de ses combinaisons ne stabilise pas le poème mais relance l'urgence qui dérègle la « machine ».
Comment ? D'abord par la désignation constante du présent grâce aux mots ceci, cela, ici, là, etc. Le poème, les vers, l'écrivain et le lecteur y travaillent : « Mais qui est-on ? Poème et vers ont un lien et on est au travail. C'est ici. Vois. » (p.65). Enfin, par le retour régulier d'impératifs, souvent en fin de poème (« Un maximum de votre clarté fuit. Jetez-la. », p.58, « La fumée vole. Avale-la. », p.80). Le poème, à peine fini, interpelle et somme d'agir à la suite de son envoi (de son envol ?) brutal.
Et pourtant, cette interpellation permanente du présent a rapport avec le « vide ». Les injonctions sonnent avec ironie. Elles désignent, incitent à voir et dérobent. Elles font clignoter l'énergie du sens tout en attisant la « soif » et la « faim ». Elles forment l'urgence et le doute, impression renforcée d'ailleurs par les nombreuses homophonies qui étonnent notre lecture.
Ce doute atteint les choses vues. On devine un « ciel diurne » (p.95), un orage (p.102), du vent (p.104). Mais ces éléments lyriques, et le lyrisme lui-même, sont obstinément questionnés et mis à distance avec humour par les interrogations : « De l'eau chante sa chanson à la nature ? Hein ? Et tu te moques de qui ? » (p. 104). Le doute atteint ainsi l'identité. Plusieurs fois, on lit la dissolution du sujet : « Je constate. Tu décris. […] Tu décris ou le fais-je ? ». Tous les pronoms sont sollicités, sans qu'aucun ne définisse le sujet toujours porté vers un autre : « A se voir on s'abîme dans quelqu'un. » (p.100).
Le clignotement pourrait être alors un nœud de cette poésie : il dit l'énergie des choses et de la langue. Il est rendu visible par la disposition des textes (un texte en haut, un blanc, un texte en bas). Il définit, à la fin du livre, le fonctionnement de l'œil : « Aussi un œil y clignote-t-il. »
Antoine Bertot
Dominique Quélen, Basses contraintes, TH.TY, 2015, 116p.