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(note de lecture) Revue Nu(e) n°58, Andrea Zanzotto, par Renaud Ego

Par Florence Trocmé



Zanzotto
La poésie d’Andrea Zanzotto (1921-2011) a la réputation d’être difficile et sa lecture est, en effet, exigeante. Il est vrai que son auteur a tôt pris ses distances avec une certaine innocence intellectuelle encore marquée par l’illusion d’une adéquation des mots et des choses. Dès son premier livre publié en 1951, Derrière le paysage, il écartait l’idée rassurante d’un contact immédiat avec le monde, dont le paysage aurait été le lieu (et le thème littéraire de prédilection), dans le rayonnement de sa présence apparente et son unité superficielle. Dans l’étrange théâtre poétique que Zanzotto commençait à bâtir, le premier rôle était rendu aux sédimentations tectoniques et, plus encore, aux forces historiques et humaines. Après tout, il venait d’en voir se déchainer la violence et savait la singularité de toute vie humaine désormais suspendue à ce nouvel équilibre de la terreur qu’il baptisa « l’oxymoron terrible ». Une certaine pulvérisation du langage fut sa réponse à ce nouvel état de fait.
A rebours de tout naturalisme donc, Zanzotto élabora alors un réalisme nouveau, à la fois désespéré, supérieur par sa complexité, souvent déchiqueté dans sa syntaxe et toujours baroque par la richesse des matériaux qui y trouvaient place. Ceux-ci venaient tout autant de la linguistique, de la psychanalyse, de la politique et – ce qui est plus commun dans la littérature italienne – de la richesse dialectale et des arrière-plans historiques qui affleurent en eux. En cela, sa poésie incarnait bien une ère du soupçon dont l’avant-garde de l’après seconde guerre mondiale voulut poser les bases et incarner la vigilance critique. Elle en tira la réputation d’être intellectuelle et pourtant, Zanzotto y ajouta le projet d’une reconstruction poétique qui, même désabusée et souvent ironique, portait avec elle la nostalgie d’une épopée et de son souffle, reportée sur la quête de ses traces dans un monde désenchanté. C’est à cette aune qu’on peut mieux comprendre l’écho que cette œuvre reçut en Italie et qui fut célébrée par Montale, Pasolini, Sereni ou, dans un tout autre domaine, par Fellini qui sollicita l’aide du poète pour nombre de ses films.

On doit à Philippe Di Meo d’avoir fait découvrir Zanzotto aux lecteurs français depuis 1986 et d’avoir traduit l’essentiel de son œuvre. C’est à son initiative également qu’est réuni un riche ensemble d’études consacrées au poète vénitien. S’y mêlent des textes parfois anciens et des regards plus contemporains. L’exercice de la traduction d’un poème devient chez Di Meo un commentaire très juste sur l’enquête cadastrale dont tant de poèmes de Zanzotto sont le fruit. Le grand critique Enzo Siciliano rappelle combien la « physique de sa poésie » est savoureuse, malgré le désespoir virgilien dont elle lui semble être le fruit. « Un Virgile auquel il est interdit d’écrire sa Georgique. Précisément, la poésie toute physique qu’il écrit prend pour thème une nature qui aujourd’hui nous trompe sans pouvoir réconcilier l’homme avec la vie sinon en tant que mémoire et souvenir. (…) C’est pourquoi il est le poète de la lassitude d’être aujourd’hui au monde et celui qui en donne une parole nécessaire, et même paradoxale ». A partir d’une tout autre analyse, Elke de Rijcke rappelle quelle extrême précision de sensations nourrit cette poésie — ce qui fut pour moi, d’ailleurs, le premier indice de sa portée quand me déroutaient encore ses audaces et ses obscurités.
Claudio Magris synthétise ainsi avec clarté la portée classique de l’œuvre de Zanzotto, « un poète docte et sincèrement simple ». « Sa poésie lyrique se mesure à l’extrême fragmentation, complexité et confusion de notre présent, pour les inclure dans ses propres formes avec toute leur charge indéchiffrable enchevêtrée, mais il inclut l’instantané historique dans la démesure du temps géologique, des âges et des ères. C’est dans ce sentiment et dans l’expression de celui-ci que réside son classicisme ».
On retiendra enfin trois entretiens que Zanzotto a donnés sur la poésie et qui ouvrent ce volume. Il est merveilleux de le voir répondre à des élèves déroutés par ses poèmes et sincèrement curieux de sa personne. En bon pédagogue qu’il fut par son métier d’enseignant, il entre alors avec douceur dans ses poèmes pour dégager toute l’humilité ambitieuse d’une écriture dont il dit qu’elle est une libération mais aussi une souffrance. Et à la question de savoir pourquoi la poésie contemporaine est si souvent difficile à comprendre, il répond. « J’accepte cette pointe, parce que les pointes sont utiles. Quoi qu’il en soit, j’espère que vous avez compris que, si je suis ça et là difficile, je le suis de mauvais gré ; c’est une nécessité de l’être, non une volonté d’embrouiller le jeu ».
Renaud Ego
Nu(e) 58 Andrea Zanzotto
Numéro coordonné par Philippe di Meo
214 pages, 20 €


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