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(note de lecture) Antoine Emaz, "Planches", par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

Planche_bigTroisième volume de notes publié chez Rehauts1, Planche poursuit l’autre chemin d’écriture d’Antoine Emaz. Plutôt que de parler de voie parallèle à celle des poèmes, j’évoquerais plutôt une route sinueuse qui croise l’autre mais prend ses propres détours, car si la poésie est très présente dans ce volume, il ne se borne pas à elle. Le titre : polysémique, comme presque tous les titres des livres d’Emaz ; planche en tant que substantif : une pièce de bois qui fait sol, mais aussi ce qui permet d’aider ou de prendre appui, selon qu’on tendra la planche ou qu’elle servira d’appel - ; le nom exprime également un lien au travail – celui qu’on a sur la planche, précisément -, on pourra dans ce cas entendre aussi l’impératif du verbe plancher dont le destinataire est autant le lecteur que l’auteur lui-même. Sans poursuivre l’inventaire du champ sémantique de ce mot, on voit que cela tire dans deux directions : la mise à plat à partir d’un élément concret, quitte à ce que celle-ci ouvre un autre espace, et la question du travail.
Cette double entrée parcourt l’ensemble de ce volume, axé sur lire / écrire ; certes, on y retrouve des éléments de la vie quotidienne – présence discrète de la famille, d’un plat à cuisiner, du boulot de prof (« ma fatigue à aller devoir faire cours alors qu’enseigner est un beau métier » p. 28), par exemple – ou des lieux auxquels elle est associée – Angers pour le temps scolaire, Pornichet pour celui des vacances (« L’air d’Angers, je le respire ; l’air d’ici, je l’avale » p. 15) -, mais globalement ce qui domine est à la fois une attention au travail des autres et une réflexion sur sa propre pratique, les deux se nourrissant mutuellement, j’y reviendrai. Un mot sur la composition du livre : puisqu’il n’est pas daté, ce n’est pas un journal, et cependant on peut y trouver des éléments qui s’en rapprochent ; Emaz creuse à plusieurs reprises cette distinction, par exemple à l’occasion d’une proposition d’entretien que lui fait Florence Trocmé : « la note me semble plus libre, souple, alors que le journal est une forme assez codifiée » (p. 62) ; s’appuyant sur la lecture laborieuse des Carnet de notes 3 de Bergougnioux, il stigmatise dans le journal la présence du « détail » et du « répétitif » (p. 63, et p. 123 pour le « ressassement », « effet mécanique d’une écriture immédiate, quotidienne »). A propos de la datation : « Pas besoin de dater les notes ; les livres, le jardin suffisent grosso modo pour connaître l’année, saison… » (p. 100). Néanmoins, on peut se demander si l’agencement des notes dans Planche obéit à un ordre strictement chronologique ou savamment construit, car les thématiques des notes sont distribuées dans une sorte de cycle, leur enchaînement ne semble pas aussi fortuit que si elles avaient été choisies et posées les unes après les autres telles qu’elles apparaissent dans la suite des carnets. S’il y a chronologie (la lecture longue et lente de Bergougnioux et de Keith Richards accompagne la seconde moitié du livre), elle est peut-être arrangée ici et là par l’emplacement de notes dont la datation n’a au fond pas d’importance. L’incipit et l’excipit semblent trop symboliques pour être le fruit d’un hasard : « Certains disjoncteurs sont coupés. Pourquoi ? Par qui ? Cela ne chamboule pas ma vie, elle continue d’aller », cette note liminaire se poursuit avec « un blocage, dedans » (p. 7) ; « Erre : mot que j’aime bien. Echos avec air, errer (…) Erres : titre pour un recueil de notes ? » (p. 129). Mais qu’il y ait ou non arrangement a-t-il de l’importance ? C’est le propre du recueil que de pouvoir s’organiser librement : l’orientation davantage marquée dans ce volume autour de lire / écrire provient d’un choix de notes puisées dans les carnets, non du caractère discutablement aléatoire d’un travail autobiographique.
Impossible de retracer la richesse des thèmes abordés par Antoine Emaz dans ce puzzle sans modèle. S’il se défend d’une pensée qui viserait à une unité, je ne peux m’empêcher de lire en arrière-plan une dimension morale : « Même quand j’écris ce qui peut prendre des allures de vérité générale, je ne me sens pas dans l’éternité des moralistes classiques » (p. 100). Avec le temps, certaines éternités deviennent relatives. Se construisent en creux une image du monde (un monde « sale » - pp. 39, 47, 56 par exemple, « la glu du réel » p. 22 – jugements qui peuvent ouvrir sur une considération politique lorsqu’ils sont associés à l’espace social) et un regard sur ce monde dont le relativisme et le pessimisme résignés valent lucidité : « Il y a des moments de vie où le temps rattrape, prend au collet, étrangle. Dans le même instant, on voit ce qu’on a misérablement gagné, et puis tout ce qu’on a perdu. (…) Au mieux, dans ces moments, on devient sage ; au pire, on devient méchant » (p. 21). « Si, au bout de soi, on découvre qu’il n’y a rien, on est allé au bout de rien, et c’est déjà quelque chose » (p. 106). Ce regard sur une vie débarrassée de la promesse pascalienne de Dieu se concentre sur ce qui est de l’ordre du tangible : en font partie la lecture et l’écriture, comme de simples moments de vie qui la concentrent en nous permettant de nous détacher et / ou d’affronter nos obstacles internes ; en fait aussi partie le végétal, dont le jardin2 demeure l’épicentre, ouvrant parfois sur un ciel qui accroche les mots parce que sa couleur « n’existe pas dans le nuancier mental » (p. 91) : éléments qui deviennent stables par opposition à une vie d’homme que le temps use, dans son corps et dans sa conscience. Usure que l’impression de vieillir3 amplifie, accrue par les hasards de l’existence, c’est-à-dire par ce dont la responsabilité vous échappe mais qui vous contraint : « une vie n’est que très peu guidée par le rationnel ou bien ce n’est pas une vie » (p. 84). Encore un peu tôt pour le classicisme, pas pour le moraliste.
Revenons-en à lire / écrire. La lecture s’articule autour de deux pôles : celle des contemporains, exclusivement de la poésie, à l’exception de Bergougnioux et Richards ; en une page ou une demie page, Emaz rend compte d’un livre de poésie avec une concision et une économie de moyens qui lui permettent de mettre l’essentiel en évidence : intérêt thématique ou formel d’un livre, place dans l’œuvre, importance de ce livre ou de cette œuvre. Plus de trente poètes contemporains sont présents. Si Bonnefoy et Jaccottet reviennent à plusieurs reprises, ce n’est pas en raison de leur âge, c’est le hasard des lectures : l’admiration pour leur travail est d’ailleurs relativisée, mais elle rejoint le cercle de bienveillance dans lequel Emaz inscrit l’ensemble de ces notes, de James Sacré ou Franck Venaille à Albane Gellé ou Stéphanie Ferrat. Cette bienveillance sans mollesse se double d’un regard ironique sur le milieu de la poésie d’aujourd’hui, « tout un petit monde qui vibrionne, dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (p. 76). A côté du contemporain, des phares de la littérature, à l’occasion de relectures ou des hasards de la mémoire : si Montesquieu est présent, on y trouve surtout 17, 19 et 20èmes siècles. Racine et Corneille servent de pivot à une réflexion morale, Balzac à une considération littéraire, alors que les citations de Rimbaud émaillent ici une description, là un propos d’histoire littéraire en amont de Dada (p. 31) ; ainsi de Reverdy, Camus ou Max Jacob. Evocation des lectures à l’adolescence - les policiers puis les grands romanciers français ou étrangers, de Proust à Dostoïevski – qui permet de mettre en perspective la manière dont la poésie est peu à peu devenue exclusive dans la « boulimie de lectures » : « L’horizon s’est comme rétréci, alors qu’en poésie il est resté ouvert et même s’élargit encore » (p. 26).
Les lectures innervent la réflexion sur l’écriture, celle des carnets, comme je l’ai évoqué avec la distinction du journal, mais surtout celles des poèmes. Plusieurs notes se réfèrent à des livres d’Emaz auxquels il travaille ou qui sont publiés : Plaie4 qui est en phase de lissage, et d’autres textes moins visibles, petites éditions ou livres d’artistes, qui sont le prétexte à réfléchir sur le poème et la publication, sa capacité à poser le texte ainsi que la présence en miroir du travail des artistes : la description du travail « minimal et percutant » de Pierre Emptaz dans Bout de souffle5 rejoint la pratique d’écriture émazienne : « « L’idée de travailler en moins ; non pas ajouter, mais enlever ; cela aussi m’est très proche » (p. 57). De façon plus générale, ce qui touche à la matière du poème est constamment présent ; par exemple, la force initiale du poème : « Ce qui me manque, c’est une entame, un angle d’attaque, une force propulsive initiale » (p. 14) ; « Tout ce travail interne, terriblement lent. A la fois parce que je n’ai pas de facilité et parce qu’une sorte de maturation est nécessaire pour que tombe ce qui doit tomber. Ma force, c’est la masse : je peux toujours maigrir. Mon problème, c’est la masse, quand rien ne se constitue assez » (p. 124). Ainsi également de la place du je comme source d’écriture et comme facteur d’énonciation : « Sauf quand on écrit, on n’a jamais besoin de tout ce qu’on est. Est-ce pour cela qu’on écrit ? Pour se sentir (un peu) entier ? » (p. 82). Les questions formelles, le rapport entre vers et prose, la fabrication du poème, la place du lecteur, la primauté de la justesse (« une évidence sonore immédiate » p. 128), cette matière est examinée dans son processus autant que dans sa finalité : « Il y a peu de plaisir à ‘peaufiner un texte’. Ce qui domine, c’est l’irritation de l’inexact. » (p. 112). Sinon pour affirmer le postulat de la poésie (« La poésie n’est ni issue ni impasse, elle est » écrit-il de façon péremptoire p. 22), l’attention à sa propre manière, toujours fondée sur des images concrètes ou mécaniques (on ne s’étonnera pas de la fascination d’Emaz pour les chantiers, p. 10), n’est jamais orientée vers une sorte de discours docte ou définitif. Elle se prête ou se donne comme une expérience relative, non définitive, ne cherchant ni l’exemplarité ni les sommets - ce qui est sans doute un meilleur moyen de pouvoir les atteindre. Au contraire, en tant que planche, elle sert d’appui à qui souhaiterait réfléchir à la pratique d’un poète majeur de notre époque et à sa propre pratique. « Toujours aller vers soi-même, mais pas égoïstement ou narcissiquement ; simplement parce que c’est le plus direct chemin pour aller vers sa part profonde d’humanité. C’est par elle que l’on peut vraiment rejoindre les autres » (p. 17). Livre tout simplement généreux.
Ludovic Degroote

  
Antoine Emaz, Planche, Rehauts, 136 p., 16 €
1 Lichen, lichen en 2003 et Lichen, encore en 2009 ; on n’oubliera pas chez d’autres éditeurs : Cambouis, Seuil, collection « Déplacements », 2009. Réédition éd. Publie.net, 2010 ; Cuisine, éd. Publie.net,2011 ; Flaques, éd. Centrifuges, 2013.
2 On pourrait parler chez Emaz d’une morale du végétal ou d’une morale du jardin en ce qu’ils se proposent comme apaisement possible de l’être.
3 Impression : je choisis ce terme puisqu’à notre époque, on n’est pas censé être vieux à cinquante-cinq / cinquante-huit ans, ans, âge approximatif de l’auteur d’après les indices liés aux publications. Mais l’âge à l’état-civil et la conscience qu’on en a divergent souvent. En tout cas, ce thème du vieillissement est récurrent dans Planche, à quoi on peut associer la présence du temps, du passé notamment, troué mais pas disparu. Au temps qui use faudrait-il sans doute amalgamer la sensibilité.
4 Tarabuste, 2009.
5 Galerie MT, 2012.


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