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(note de lecture) Sabine Huynh, "Kvar lo", par Serge Martin

Par Florence Trocmé


KVAR LO.COUVERTURELe trauma est souvent un impossible à dire ; c’est pourquoi le poème travaille ce qui peut rassembler ceux qui ont vécu une telle « déchirure // - attrition / de ce que vous aviez / en commun (ce presque-dire / précédant la parole) – ». Ce livre est exactement la recherche d’un « presque-dire » et c’est toute sa beauté. Non une beauté qui rédime mais une force qui permet de vivre même si « le ciel se dérobe » et si les « collines » ne sont que « fantasmes de foyer / linguistique ». Car le trauma touche à la langue, non comme entité abstraite et tutélaire, archaïque et anonyme, mais comme « demeure / qui aurait à peine vécu / où on aurait à peine su / babiller // se réveiller » : comment « presque-dire » ma langue quand il n’y a qu’« écho de voix abîmées » ?  C’est donc un vivre poème qui naît sous nos yeux où s’appellent des « langues tourmentées » dont la pluralité creusée sans cesse ferait apparaître un « visage / en suspens » : les encres de Caroline François-Rubino résonant d’une telle possibilité par leur force noire qui tombe. Tout ce livre s’enfonce non dans le rapport aux langues ou à la langue dite maternelle mais dans les rapports à vif d’un corps (son histoire à fleur de peau ou en plein cœur si ce n’est au bas du ventre) avec toute langue « ingur-dégur-gitée ». Et sans savoir, peut-être avec une langue offerte (« Recevoir l’hébreu / c’est (l’)aimer »), « tu dis / la langue enfuie ». Une jubilation au cœur du trauma advient alors dans des reprises « d’aphone à polyphone ». Et ce puissant poème d’une autobiographie langagière – je préfère ce point de vue anthropo-poétique à celui seulement linguistique – trouve au plus intime de la relation mère-fille cette naissance de langues qui font voix « où taire tes morts / où écrire tes mots » (et s’entend bien évidemment maux). Alors oui, la langue qui fait lien c’est « ta fille » parce qu’elle « est / la parole / originelle / doucement / tu en viens / en lui parlant ». Ainsi ce « déjà plus » qui en hébreu se dit kvar lo (et tous ces autres mots hébreux que Sabine Huynh nous donne in fine en traduction) est-il le départ par le titre d’un inaccompli du poème du cœur du trauma langagier vers une relation dont l’inconnu s’est fait langue commune (« façonnée pour elle et toi »).
Faut-il ajouter à cette lecture au plus près du poème de Sabine Huynh, je veux dire de son « presque-dire », combien un tel livre vient résonner avec nombre d’essais qui disent (peut-être trop ?) combien il nous faut apprendre à « penser entre les langues » (ainsi titrait Heinz Wismann en 2012 chez Albin Michel) quand ce livre de Sabine Huynh nous fait vivre du cœur de l’expérience langagière de ses exils toutes ses résonances les plus érotiques mêmes et donc les plus douloureuses, sachant combien « l’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité (Nietzsche). Et faut-il encore ajouter ceci : Enzo Traverso écrivait dans La Pensée traversée (Lignes et Leo Scheer, 2004) qu’« il faudra, un jour, relire l’histoire du XXe siècle à travers le prisme de l’exil » ; Kvar lo en répond (« Toujours les guerres ont coupé / des parents   des langues » et offre à ses lecteurs une position, réflexion puissante sur le monde contemporain, avec une écriture d’exil qui aujourd’hui résonne fort au point de nous faire « gagner le pain à la salive » !
Serge Martin
Sabine Huynh, Kvar lo, avec des encres de Caroline François-Rubino, AEncrages & Co, collection « Ecri(peind)re », 2016.


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