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"Bientôt un Brexit culturel", une chronique de Michel Guerrin

Par Florence Trocmé


Bientôt un Brexit culturel

Poezibao a remarqué cette chronique de Michel Guerrin dans Le Monde et a sollicité auprès de ce dernier l’autorisation de la reproduire à la Une du site.

Un Shakespeare à 10 euros n’est pas suffisant pour que les gens modestes y aillent ; la gratuité non plus. Construire un théâtre dans une « banlieue sensible » ne fait pas accourir les riverains. Le livre de poche ne fait pas lire ceux qui ne lisent pas. Dire « regardez, c’est magnifique » ne marche pas.

Donc le pays le plus libéral d'Europe se referme comme une huître. Depuis, c'est le choc, qui est aussi culturel. Et se vérifie ailleurs. Qui est contre les frontières ? Les jeunes, les citadins, ceux qui voyagent, font la nuit, vont au spectacle, courent les expositions, aiment découvrir d'autres cultures et façons de vivre. Qui est pour ? Les retraités, les inactifs, les pauvres, ceux qui ont fait peu d'études, les rurbains qui vivent dans un désert culturel, voyagent à travers la télévision plutôt qu'avec Erasmus, rejettent la création cosmopolite. Ils ne profitent pas de l'Europe et veulent casser le jouet des autres. Or ce sont les mêmes qui ne profitent en rien de la culture. En France, par exemple.
Culture « confisquée »
Il y a quelques semaines, nous avons publié une chronique intitulée " On ne cultive que les riches ". La France est championne pour construire des théâtres, musées, salles de concert, mais la France des barres de banlieue comme des pavillons n'y va pas. Elle estime que cette culture n'est pas pour elle, qu'elle est faite pour les classes moyennes et aisées du cœur des villes. Cette fracture, c'est celle du Brexit. Pourquoi payer pour une Europe qui n'est pas pour nous ? Pourquoi payer pour une culture qui n'est pas pour nous ? Allez voir à la périphérie des villes ce que l'on pense des intermittents. Et ce que l'on pense des filles et fils de chanteurs, acteurs, artistes, dont la réussite évoque une caste. Le Front national est ravi du Brexit. Tous les populistes le sont. Et tous dénoncent une culture "confisquée par les élites".
Quand on évoque cette fracture, les patrons de musées, théâtres ou festivals opposent les dizaines d'actions en faveur des plus défavorisés. Ils ne voient pas qu'il faut changer de logiciel. Il y en a un qui l'a compris, c'est Bernard Foccroulle, le directeur du Festival d'art lyrique d'Aix-en-Provence, qui, le 25  janvier, écrit dans Le Monde : "L'art et la culture pourraient créer davantage de lien. Trop souvent ils ne font que renforcer les clivages sociaux."
Inventer autre chose
Notre logiciel date de 1959, autrement dit une éternité, quand André Malraux crée un ministère de la culture autour d'une idée généreuse : donnons à voir, à lire, à écouter les grandes œuvres, et chacun aura la "révélation" de la culture. Il n'avait tort que sur un point : un Shakespeare à 10 euros n'est pas suffisant pour que les gens modestes y aillent ; la gratuité non plus. Construire un théâtre dans une " banlieue sensible " ne fait pas accourir les riverains. Le livre de poche ne fait pas lire ceux qui ne lisent pas. Dire " regardez, c'est magnifique " ne marche pas.
Cela ne signifie pas qu'il faut casser ce qui existe, même s'il y aurait beaucoup à dire. Ce n'est pas parce que le public du Festival d'Avignon n'est pas aussi "populaire" que le voulait Jean Vilar qu'il faut supprimer Avignon. Non, il faut inventer autre chose, mais en plus, pour récupérer les naufragés de la culture. Il faut que ce soit un jeune homme de 85 ans, Michel Rocard (1), qui le dise dans Le Point du 23 juin : "Le véritable socialisme, c'est l'accès pour tous aux activités de l'esprit, donner à l'homme plus de temps libre pour la culture. Pour le moment, on est loin de tout ça."
« Absence d’envie »
On en est loin parce que, depuis Jack Lang, on ne sent plus de ferveur culturelle - surtout pas avec François Hollande. On en est loin à cause du fiasco des arts à l'école. C'est lassant de le rappeler : si on ne donne pas aux enfants le goût de la culture, ils ont très peu de chance de s'y intéresser à l'âge adulte. Depuis trente ans, on pourrait citer des centaines d'initiatives à l'école, mais jamais une politique structurée, massive, sur une longue durée, n'a vu le jour. Ajoutons ce constat : pourquoi l'art, la musique et la lecture sont des plaisirs au primaire, des pensums au collège, et pire au lycée ?
Dans les années 1960, à côté de la "haute culture" prônée par Malraux, on a développé en France un riche réseau associatif qui a défendu les pratiques amateurs et l'animation de proximité. Les maisons de la jeunesse et de la culture, les fameuses MJC, étaient les emblèmes de ce qu'on appelait, parfois avec mépris, le "sociocu". Les jeunes allaient à la MJC pour apprendre à danser, faire du théâtre ou voir un spectacle. Le public n'était pas seulement spectateur mais acteur. La culture n'est pas la chasse gardée de professionnels qui décident du beau, mais un imaginaire dont chacun doit s'emparer. C'est ce qui manque cruellement aujourd'hui, explique Hugues de Varine, auteur de La Culture des autres (Seuil, 1976) : "L'éducation populaire et les pratiques amateurs ont presque totalement disparu au profit d'une culture institutionnelle dont les codes sont peu ou pas du tout compréhensibles par la majorité des Français, ce qui explique l'absence d'envie de cette culture."
« Découragement »
Il y a pourtant sur le terrain des centaines de soutiers de la culture qui se battent pour renouer les liens. Mais ils flanchent. Les communes, leur premier employeur, manquent d'argent et les fait trinquer. L'État les snobe. William Benedetto anime le cinéma municipal L'Alhambra, dans les quartiers nord de Marseille. Il y a un an, il a envoyé une lettre ouverte au ministère de la culture pour dire combien des dizaines d'acteurs de terrain sont gagnés par "le découragement". Lettre restée sans réponse.
Bref, c'est le moment de lancer un plan massif pour faire entrer la culture à l'école, multiplier les actions dans les quartiers, développer les pratiques amateurs, mais on n'en prend pas le chemin. D'autant que les résultats ne seraient visibles que dans dix ou quinze ans. Michel Rocard, toujours au Point : "Les politiques sont harcelés par la pression du temps. Ni soirée ni week-end tranquilles, pas un moment pour lire, or la lecture est la clé de la réflexion. Ils n'inventent donc plus rien."
par Michel Guerrin
1. Cet article a été publié quelques jours avant le décès de Michel Rocard.
Chronique de Michel Guerrin, rédacteur en chef au Monde, parue dans l’édition du journal du 1er juillet 2016 et reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur.


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