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(feuilleton) Gabrielle Althen, Le poème, hermétisme ou signification, 3/3

Par Florence Trocmé

III
Le poème : hermétisme ou signification ?
René Char
Anoukis et plus tard Jeanne


Le second paragraphe du poème de ce titre, ou sa seconde strophe, selon la terminologie qui a ma préférence, va apporter la résolution des tensions que j’avais évoquées. Autant dire qu'il faut en attendre la levée de l'énigme de l'identité de cette Anoukis si étrangement confondue avec Jeanne. Nous sommes au dénouement de ce poème.
Mais voilà : on a beau lui retirer ses voiles, le mystère reste mystère. Il est vrai que l'on va bientôt mieux comprendre qui était cette Jeanne-Anoukis-Faucille, mais l’approcher n’est pas la posséder ni la dépouiller de son étrangeté. Ce n’est du reste pas non plus la rendre moins désirable. Elle va donc pour finir se révéler tout aussi désirable et tout aussi dangereuse que la poésie elle-même. Je rappelle le texte :
J'ai ressuscité alors mon antique richesse, notre richesse à tous, et dominant ce que demain détruira, je me suis souvenu que tu étais Anoukis l'Étreigneuse, aussi fantastiquement que tu étais Jeanne, la sœur de mon meilleur ami, et aussi inexplicablement que tu étais l'Étrangère dans l'esprit de ce misérable carillonneur dont le père répétait autrefois que Van Gogh était fou.

Une phrase. Une strophe. Le moins que l'on puisse dire est que la réponse n'est pas frontale. Aucun lever de rideau spectaculaire ! Aucune mise à nu. Pour deux raisons, la première tient au fait que l'instabilité de l'identité de la jeune femme qui occupait la première strophe ne se résout pas par un effort de définition ou par le choix de l'un de ses différentes identités contre les autres, mais par une sorte de superposition d'elles toutes. Elle est la toute proche, la sœur d'un meilleur ami, mais comme l'inexplicable se tient dans la proximité, elle est aussi l'Étreigneuse. Certes la révélation attendue a lieu, mais elle n'est pas celle qu'on attendait. D'autre part, seconde raison du caractère sinueux de cette réponse, la strophe ne met pas directement en scène la rencontre escomptée. La jeune femme ne se révèle en effet que
par l'intermédiaire du prisme de la pensée de ceux qui pensent à elle. Or ceux-là sont plus nombreux que l'on eût pu le croire et le fait est que la conclusion de ce poème convoque beaucoup de monde.
Ce dénouement sera donc à plusieurs voix. Chacun y va de sa propre perception. Celles-ci cependant sont hiérarchisées et l'intégrité de la quête revient au poète. C’est sa voix qu’il faut distinguer, comme il faut épouser sa méditation et l'accompagner dans ses différents mouvements. Le premier est celui du temps. Or il va du passé au présent et plus particulièrement des origines au futur, ("J'ai ressuscité mon antique richesse, notre richesse à tous, et dominant ce que demain détruira, je me suis souvenu"). La solution de l'énigme se trouvait donc inscrite dans un déjà là immémorial et le poète aura moins eu à charge de l'inventer que de le retrouver, ce qui s'entend, si la poésie se trouve bien être une présence de toujours aux côtés des hommes : je me suis souvenu… Le ton en devient en effet si simple que l'on ne peut que se laisser surprendre par son contraste avec ce qu'il annonce : "je me suis souvenu que tu étais Anoukis l'Étreigneuse, aussi fantastiquement que tu étais Jeanne, la sœur de mon meilleur ami". Ainsi se conjuguent, autre mouvement, le mythe inquiétant et la familiarité la plus naturelle. Mais il est une autre spirale de ce mouvement pour unir la vie et la mort, et plus encore la résurrection et la destruction, ("J'ai ressuscité (…) ce que demain détruira"). Il n'y va alors de rien moins que du pouvoir de la poésie, pouvoir de donner la vie, pouvoir de rendre la vie, mais aussi connaissance non maquillée de l'inéluctable et acceptation de la destruction. Mouvement enfin entre ce qui est le propre du poète (mon antique richesse) et le bien commun ("notre richesse à tous"). Reste que l'évocation de cette femme, Anoukis et Jeanne, et de la poésie avec elle, est liée à un imaginaire de la mort. Ce ne sont que quelques lignes et la pensée se meut avec autant d'agilité que les figures de la poésie elle-même. Tout s'y déplace. Tout y est meuble.
On n'a nullement quitté pour autant l'espace de la relation amoureuse. La poésie ne se révèle elle-même, ici comme dans toute l'œuvre du poète, que dans un espace magnétisé par le désir. La strophe va à nouveau faire chanter cette relation d'un je qui s'exprime et de l'autre auquel sa réflexion s'adresse, si bien que la dramatisation des enjeux de la poésie se fait encore au moyen de l'amour.
Mais cette longue phrase n'est pas finie. Il y faut aussi percevoir la voix des autres, celle de l’opinion, celle du bavardage et de son instabilité, sinon de ses inepties, la voix du carillonneur et de ses proches, de son père donc, jusqu’à ce que survienne la surprise de l'intervention de Van Gogh. Alors à nouveau se pose la même question : charade ou partage ?
Une fois encore il faut écouter et pour cela en venir à ce que pensent de Jeanne tous ces autres qui ne sont pas poètes. Non pourtant, vous et moi, lecteurs de ce poème, qui sommes ceux à qui le poète s'adresse et qui possédons de droit le même trésor que lui, mais tous les autres qui n'en veulent pas et n'en veulent rien savoir. Ce sont tous les froussards et les mesquins qui continueront de bavarder à propos de la poésie sans rien y comprendre. Mais entendons-nous bien, non pas par défaut d'intelligence, car le cœur est toujours assez intelligent pour recevoir un poème, - mais par défaut de désir ou par crainte d'être dérangé.
La fin du poème se constitue ainsi d'une manière de coda. De ricochet en ricochet, elle fait intervenir, indépendamment de celle du poète, au moins trois idées différentes de Jeanne : ce sont celle du carillonneur, celle de son père et celle de Van Gogh. S'opposent alors la folie grandiose du peintre qui aura accepté de se mesurer à l'Étrangère et celle du misérable carillonneur qui est le fils d'un père qui ne sait ce qu'il dit. Ainsi s'affrontent, d'une part, la parole poétique et prophétique, révélatrice du mystère et du désir aventureux de vivre et, de l'autre, des racontars qui ne sont que carillons, bruits ineptes et imbécile saisie des choses. Il en advient que le nom de Van Gogh, qui pouvait apparaître comme une énigme de plus, éclaire rétrospectivement comme un phare tout ce qui précède. J'avais déjà évoqué le risque de mourir induit par l'attention à la présence d’Anoukis. Il faut y adjoindre un risque de folie, mais ce risque où s'est effectivement abîmé le peintre, s'est aussi trouvé illuminé par la production de son œuvre.
Ainsi présentée in extremis, cette Anoukis, qui est Jeanne, est celle par qui le poème ou la peinture adviennent. Elle est la figure de la parole qui donne, se donne, qui blesse, se laisse conspuer parfois, ou se retire. Il ne faut pas chercher ailleurs pourquoi la relation du poète et de la poésie semble si souvent calquée dans cette œuvre sur celle de partenaires amoureux. C’est la résolution des différentes oppositions qui précédent.
Reste que cet effort d'élucidation de la création, loin d'en réduire la part de mystère, l'a plutôt déployé. L'humour s'en mêlant, le poète a glissé à trois reprises dans son poème des adjectifs que l'école dirait lourds et demanderait d'écarter : ce sont deux fois inexplicablement et, une fois, fantastiquement, (un adverbe à mâcher ?), l'un et l'autre figurant dans des formules de comparaison volontairement pesantes. Peu importe car la poésie décolle au-dessus de ses propres moyens et la méditation sur la poésie avec elle.
- Quelques remarques
Ce parcours implique cependant plusieurs remarques. Tout d'abord, cette façon d’entendre le poème ne saurait être définitive. Je gage que, même de ma part, elle pourrait être autre un autre jour : les grands textes sont inépuisables et se transforment avec vous.
Quant au poète, il n'a évidemment pas cheminé ainsi. René Char n'a assurément pas habillé sa pensée et n'a jamais cherché à traduire concrètement une idée abstraite. En revanche, il a eu affaire avec une figure féminine qui se modifiait sous son regard à mesure précisément qu'il tentait de mieux la regarder. Au bout du compte, il n'a eu affaire qu'avec son désir, avec sa vie, avec une aventure de création et de pensée.
Autre remarque : ce poème ne compte que quelques lignes. Mais quelques lignes à l'intérieur desquelles le monde, paysages, personnages, vie et mort et nous-mêmes par surcroît, venons nous inscrire. C'est l'extraordinaire pouvoir de saturation de ce texte qui en constitue la difficulté mais aussi l'énergie. Or la poésie, comme Anoukis, a aussi un pouvoir d'offrande et cette offrande est d'aviver ce qui arrive et d’aviver la pensée, dût-elle les consumer, comme tout excès d'énergie.
Pour en revenir enfin à l'hermétisme sur lequel s'inscrivaient les propositions qui précèdent, celui de ce poème s'est, me semble-t-il, dissout dans le message qu'il délivrait. Il est devenu communication, ici communication du mystère et de l'allant d'un vivre. En ce sens il s'est transmué en clarté supérieure. Il n'a été que fécondité. Je crois d’autre part que ce poème, qui compte parmi les grands poèmes de notre langue, et qui procède d'une réflexion poussée, alors qu'elle ne se présente que comme mouvement du cœur, est exemplaire en ce que tout, rigoureusement tout, y fait sens.
Encore ceci : ce n'est pas parce que la difficulté de ce poème parle qu'il ne faut aimer que la difficulté. Il est aussi des poèmes limpides et enchanteurs d'être limpides. Mais si cette limpidité laissait apparaître au fond de sa clarté quelque chose de l'obscurité mystérieuse du cœur du vivre ?
Gabrielle Althen


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