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(entretien) avec Julien Blaine, par Liliane Giraudon

Par Florence Trocmé

 POESIE MUNITION  (Entretien Liliane Giraudon – Julien Blaine)


L’énoncé « écrire est un acte » si souvent déclaré semble devenir un poncif… Face à l’opacité du monde comme à l’usure de la langue et à ses dévoiements que peuvent la littérature et plus précisément la poésie ? Comment se manifestent-t-elles ?
Dans son dernier livre qui sort aux Editions al dante « Lecture de 5 faits d’actualité par un septuagénaire bien sonné », Julien Blaine affronte ces questions. « Il faut s’y faire il vocifère » déclarait déjà un de ses amis au siècle dernier. Actuellement, revenir sur ce parcours activiste et sur sa persistance nous a semblé nécessaire.

Liliane Giraudon :  Ton dernier livre chez al dante « Lecture de 5 faits d’actualité par un septuagénaire bien sonné » est à lui seul un manifeste tant poétique que politique.
Le poème peut-il être un outil de décryptage du réel ? Son activité peut-elle ouvrir sur une forme d’insoumission ?
Julien Blaine : Décryptage du réel : certainement ! Observation du réel, dénonciation du réel, mettre le réel en accusation : oui ! Ce réel là, ce réel la, hui : cette période d'inculture proclamée, de barbarie assumée et de cynisme organisé, cette dure période qui dure…
J’aimerais tant que cela s’ouvre – au moins – sur une période d’insoumission mais notre silence est splendide. « Ils » ont réussi à nous condamner à ce silence où le dit et le faire restent entre nous.
Tu sais, jadis j’ai pensé et j’ai dit que ce travail, mon travail, était inutile, à la réflexion, il y a encore quelques années j'ai regretté cette affirmation, je l'ai analysée comme une posture voire une coquetterie, hui, je crois que c'est une réalité, une absolue réalité.
Et puis quand j’ai lu et relu ce livre je me suis posé cette question : Mon « écriture » telle quelle est, calligraphique, typographique,  pictographique, idéographique, cryptographique, hiéroglyphique, photographique, alphabétique, informatique peut-elle « fonctionner » aussi pour commenter, pour dénoncer, simplement pour dire ça. Ce que j’essaie de dire dans ce livre ?
Ça qui est là ? J’en doute !
Alors, j’ai essayé une traduction à la queue leu leu – ce qui ne me ressemble guère ! – munie de quelques variantes (sait-on jamais ?) Et ce livre, désormais, est là.... Au lecteur de voir, de lire…
Liliane Giraudon :  Femen, Pussy Riots, l’insurrection d’un « féminin » semble particulièrement t’intéresser ?
Julien Blaine : Passionnément ! ce combat me passionne non seulement parce qu’il est redoutablement juste : chaque jour les ségrégations contre les femmes s’exercent, c’est une expression qui se perpétue et se développe, partout, même dans les sociétés dites évoluées ou progressistes, (tu parles !) mais parce qu’il est efficace et surtout parce que ce combat est un combat, dès l’origine, proclamé anti monothéiste : cette jeune barbarie de 6000 ans qui ne cesse de se développer et de s’épanouir et d’assassiner sur la planète qu’elle soit musulmane, chrétienne ou juive.
Et ce combat féminin a pour ennemi mes ennemis qui devraient être nos ennemis à tous de Poutine au Front National, des « forces de l’ordre » aux « services d’ordre », de l’intolérance au fanatisme, des pouvoirs dictatoriaux aux démocraties truquées et traitres.
Il n’y a qu’à lire leur écriture sur leur ventre et entre les seins :
IN GAY WE TRUST : nous croyons en l’homosexualité
FUCK CHURCH : nous baisons l’église
FUCK GOD : nous baisons dieu
SAINT ESPRIT ÉTROIT (En français dans le texte)
MARIE, MARIONS-NOUS (En français dans le texte)

Liliane Giraudon :  En aout 2016 (date de notre entretien) ton ode à Hillary sous forme de discours résonne étrangement. ; Ce poème a-t-il été traduit en américain ?
Julien Blaine : Pas encore !
Le livre ne sera en librairie qu’à la mi-septembre…
Il faudra que je m’en inquiète.
Après 30 années de silence avec Lawrence Ferlinghetti nous venons de renouer le dialogue.
C’est une bonne idée : je vais le lui proposer pour City Lights Books… !
Liliane Giraudon :  Avant de créer Doc(k)s puis Invece, il y a eu Géranonymo. Pourrais-tu nous rappeler cette aventure éditoriale ? Ce travail de revuiste « dans les marges »…
Julien Blaine : En annexe*, à la fin de notre dialogue je te donne toute la bibliographie de toute cette histoire qui est finalement le gond, la charnière de mon histoire.
Et qui prouve les terribles dérives de notre histoire, mon histoire.
Par exemple, Géranonymo donne Pirate qui fait 2 journaux sur des luttes magnifiques : La Voix des Corons à Bruay en Artois, un combat contre la justice injuste, et Les Nouvelles Galères, un combat de femme gréviste (déjà !) contre l’exploitation des employées par les Nouvelles Galeries qui engendre Libération à l’origine « Un tigre de papier dans la jungle de la presse française. » Hui : un journal de la presse française parmi les autres : ordinaire, banal, conventionnel, soumis.
Mais Géranonymo passionne de nombreux jeunes auteurs et artistes qui voient là, qui lisent là une source d’inspiration dans la liberté de la mise en page et dans la violence du dit. L’un d’entre eux veut même le scanner et le mettre en ligne sur la toile. (Stephen Loye)
Quant à Doc(k)s il continue avec le groupe Akenaton une vie atténuée au ralenti mais de nombreuses jeunes revues reviennent sur cette histoire, cette langue, ce travail comme Nuire…
Ne pas trop, ne pas toujours désespérer ! Et pour le coup ne pas désespérer de tout.
Liliane Giraudon : Après les éléphants, l’âne (« l’âne, les ânesses, les ânons, les ânonnes avec qui il ânonne… »). Ces présences animales chez toi, dans ton travail, occupent un espace vital…Leur arrive-t-il de s’accoupler avec ton totem, celui qu’on ne peut manger en ta présence ?
Julien Blaine : Ils sont là tous les 3.
Ils se sont succédé dans ma vie. Au début comme ça par inadvertance.
Passionné, ébloui par Le Bestiaire ou cortège d’Orphée d’Apollinaire illustré par Dufy, et fasciné par les Histoires Naturelles de Jules Renard accompagné des lithographies d’Henri Toulouse-Lautrec, j’ai voulu moi aussi écrire et faire un bestiaire, grande tradition littéraire et picturale de l’aurignacien supérieur à aujourd’hui en passant par toute la littérature médiévale. Nous sommes en 1962 et je suis étudiant à Aix-en-Provence et passe par là le cirque Franchi. Mon bestiaire est écrit c’est un questionnaire sur un long rouleau destiné à une éléphante du cirque Franchi que je viens de voir parader.
Rendez-vous est pris. Le magnétophone est branché. Le dialogue se noue ou plutôt se dénoue ! mais l’éléphant qui parle par onomatopées et interjections entra dans ma vie et dans mon travail !
En mon adolescence j’étais un grand chasseur sous-marin et pour tout novice 2 animaux maritimes sont suicidaires car ils se croient invisibles sur les fonds rocheux : la rascasse et le poulpe. Alors, s’il est vu, il est mort.
À la fin de mon adolescence j’ai décidé que je ferai dans l’eau ce que j’avais toujours fait sur terre : ne plus tuer personne et je n’ai plus chassé sous l’eau…
Mais palmé, masqué, entubé, je descendais admirer mes ex-proies et une amitié naquit je cueillais le poulpe qui lâchait son noir, son encre, puis ma main et ses 5 doigts et son corps et ses huit tentacules entraient dans la danse, quelle chorégraphie ! et le poulpe entra dans ma vie et dans mon travail !
Fin 2004, début 2005, mon corps n’étant plus à la mesure de mes ambitions, j’ai renoncé à la performance pour me réfugier dans les seuls résidus : livres, expositions, sobres lectures et autres calmes conférences...
Mais je désirais faire une dernière tournée qui partirait de Marseille et arriverait à Marseille en refaisant quelques-unes de mes performances et donc pour commencer reprendre l’interview des éléphants à la friche de la Belle-de-mai. Impossible ! lois nouvelles et autres obligations…
Alors je suis allé chercher Manon, une belle et douce ânesse, dans une âsinerie du Var et elle a joué (très bien) le rôle de l’éléphante. Alors je me suis penché sur cet animal qui traverse les histoires littéraires, artistiques et religieuses et l’âne entra dans ma vie et dans mon travail !
Et, à ma façon, je devins et je suis animiste, autre façon de combattre les monothéistes.
Et c’est vrai que beaucoup de mes livres sont des bestiaires d’Elefanti e primi testi aux éditions Geiger d’Adriano Spatola en 1977 à en passant par Calmar en 1993, Carnet(s) de piste en 1993, Y a 1 Lézard en 1997, Bamileke en 1995, L’Arc c’est la Lyre en 1998, Pagure en 1999, La fin de la chasse en 1999, Zoo made in USA et le cirque de Blaine en 2004, Tshakapesh en 2008, Heaume Suite Homme en 2009, 3 Singes & 3 éléphants en 2010, Mes âneries dans le Berry en 2011), Du coq à l’âne en2012, Ce petit nuage a l’air bête en 2014, Une girafe dans la neige : Spermato Zoo en 2016…
Et ils sont nombreux dans mes Poëme Métaphysique, mes Bimots et mes Poëmes Vulgos et fréquents dans quelques autres titres…
Et c’est une des raisons essentielles qui m’ont fait renouer avec une autre forme poétique proche du bestiaire en essayant de la renouveler : la fable (Fables en 2006, Favole e altre storie en 2008 et la même année Fables du XXIe siècle au Musée d’art et d’archéologie du Périgord, Autres Fables en 2011, Fables cambodgiennes en 2013,
Incroyable ! ce fut une très bonne question Liliane ! Je ne m’en étais pas aperçu ! je m’en doutais un peu mais pas à ce point !
Mais pour répondre précisément à ta question : le poulpe ne s’accouple pas avec l’âne ou l’éléphant ; il ne s’accouple qu’avec ma main.
Liliane Giraudon :  Tu abordes le drame de la jungle de Calais par le truchement du conte. Plutôt qu’Andersen ou Kipling ne pourrait-on évoquer Swift et sa modeste proposition d’introduire la viande des nourrissons pauvres sur la table des riches ? Constituant toujours un mets délicieux, nutritif et sain, qu’elle soit cuite en daube, rôtie à la broche ou au four, elle peut encore s’accommoder aussi bien en fricassée qu’en ragoût… Tant pis si ça contrarie madame Badinter qui s’est battu contre l’allaitement…
Julien Blaine : Ah ! oui ! alors…
Cet autre fou des équidés avec son Gulliver au pays des chevaux. Voyage au pays de Houyhahoms, ce pays peuplé de chevaux géniaux et sages qui exercent leur pouvoir sur cette engeance répugnante et stupide les Yahoos : les hommes !
Je regrette de ne pas l’avoir cité mais dès que je parle de conte je suis envahi par Charles Perrault et ses animaux, Peau d’âne évidemment et Le chat botté et le loup du Petit chaperon rouge !
Pour Calais, je voulais rêver un peu. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi mon projet reste un conte…
Pourquoi on ne peut pas satisfaire ces migrants qui désirent aller en Angleterre. Ces pouvoirs nous acculent à la haine tandis qu’ils les condamnent au malheur.
« La libre circulation des personnes dans l'espace européen est un principe fondamental de l'Union européenne. En vertu de ce principe, tout citoyen européen ainsi que les membres de sa famille peuvent se déplacer dans un autre pays de l'Union européenne pour voyager, étudier, travailler et même résider. »
C’est quoi cet acquis fondamental ségrégationniste ? cet apartheid moderne et abject ?
Liliane Giraudon :  Aujourd’hui la collusion de l’art contemporain avec la finance et le pouvoir est évidente. Ne peut-on craindre une forme de « collaboration soft » dans le fait que le poète devient une sorte d’employé-animateur (et le cas échéant travailleur social) de l’entreprise culturelle ? Entreprise oscillant entre divertissement et pratiques élitistes… Sa fonction ne risque-t-elle pas de le réduire à une fonction de caniche tout terrain ?
Julien Blaine : Oui absolument ! Oui hélas. On le vérifie tous les jours. C’est le rôle et la mission de ces magnifiques et riches fondations qui essaient de faire oublier comment elles ont fait fortune : exploitation des enfants en Asie, prédation des richesses en Afrique, etc.
Mais il y a des exceptions.
La question est de résister à leur séduction médiatique, sonnante et trébuchante et ne jamais envier celles&ceux qui ont succombé malgré leur beau succès momentané.
Moi je veux bien à la rigueur être « récupéré », comme on disait jadis, mais intact avec mon corps entier et avec toutes mes tentacules, mes convictions et ma colère.
Heureusement pour moi : c’est pour eux, ces financiers modernes et collectionneurs, inacceptable !
*En annexe, sous forme de PDF à ouvrir d'un simple clic, bibliographie du travail de revuiste de Julien Blaine.


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