Magazine Culture

(Anthologie permanente) Cécile Riou

Par Florence Trocmé

Les poèmes de Chaîne et Chine ont été composés par Cécile Riou à l’invitation du poète Jean-Paul Honoré, pendant sa résidence à Vert-Saint-Denis (77) en 2016. Chaque poème a été envoyé par la poste à un des lecteurs de la bibliothèque de Vert-Saint-Denis. Les poèmes s’inspirent de la poésie de Li Xingzhao, grande poète chinoise du XIème siècle, pour parler de voyage, de tissu, du Japon, du quotidien.
La carpe
Elle saute elle se tait elle se sait immortelle
si on la laisse tranquille. Elle vient quand on frappe
ses mains en cadence – elle aime être applaudie, c’est sûr
et pas seulement pour son mariage avec le lapin
la carpe
la carpe
si vous la réduisez beaucoup c’est un petit tapis.
*
« Ça bâille après l'amour, comme une carpe après l'eau, sur
une table de cuisine », ce n’est pas très flatteur
pour Emma Bovary, ni pour la carpe. Le poisson
est un miroir que l’on promène le long des étals
et se débat
et se débat
autant que l’on s’écharpe, sans prendre froid, sur Flaubert.
*
Elle est un symbole extrêmement prisé de courage
de persévérance : elle remonte le fleuve Jaune
et s’établit ensuite dans un bassin où on la
mange, si elle est élue (usage princier) parmi
les carpes koï
les carpes koï
à quoi ça sert d’être une aussi persévérante koï.
*
Enfin si je dois ici parler de tissu, c’est que
la carpe en est souvent tissée, la carpe bannière.
C’est une sorte de manche à air, qui s’engouffre par
la gueule ronde, rigidifiée par un arceau
de fer
de fer
et la famille est représentée par trois couleurs.
*
La carpe fichée en haut d’un mat n’a rien de morbide
ou de révolutionnaire tête au bout d’une pique
de toile synthétique le plus souvent, elle clame à la rue
qu’on est une famille avec un garçon, au printemps
le cinq mai
le cinq mai
c’est la fête des garçons, on brandit la carpe bleue.
Lorsqu’on s’agite beaucoup on parle de saut de carpe
les enfants dans leur lit – les adultes aussi, d’ailleurs
qui ne sont pas plus sages et entendent vivre en seigneurs
sous prétexte qu’ils sont plus grands, par la taille et l’argent
la carpe !
la carpe !
non contente de sauter de plaisir, elle sait se taire.
*
J’ai oublié le nom du petit rideau qui couvre
la tête du client, frôle ses cheveux, caresse
son crâne, sur lequel un blaireau, une carpe, un chat
annoncent protection bienvenue prospérité
au restaurant
au restaurant
la carpe ne se trouve pas toujours en sashimi.
*
Le motif de la mer

Les motifs sont une bonne excuse pour parler de
tout autre chose que ce dont on veut —voudrait — que l’on
parle (tout le monde n’est pas doué de parole impartialement),
aussi je parlerai ici du motif de la mer, qui ressemble à une
écaille
écaille
manière de coquille qui permettra peut-être de sortir de soi
*
le motif de la mer ressemble beaucoup plus à cette
icône éventail qui indique le wifi sur mon
ordinateur qu’à la mer du Nord telle qu’on la voit
ici, la ville hanséatique la prend dans ses bras
de mer
de mer
à plat, sillonnés si peu par les porte-conteneurs
*
le motif de la mer, je ne connais pas son nom en
japonais, aussi je ne peux que le décrire : c’est
à la fois la vague et le ressac, l’infiniment grand
l’infiniment petit, et cet emboîtement qui donne
le vertige
le vertige
le motif de la mer invite la vache qui rit
*
il y a une volonté de ressemblance celle
de l’écaille du poisson avec le mouvement de la vague
de l’icône de l’espresso avec la tasse blanche
(mais l’une est meilleure), du train et du train, ils ont l’air
pareil
pas pareil
la mer ne s’accorde pas toujours à un éventail
L’endormissement d’un ogre, après l’engloutissement
des frites (deux sacs d’un litre), d’un soda colossal,
vous casse à coup sur le goût de vous moquer des Antée,
des Polyphème, des Golem, des titans de toute sorte
et même
et même
d’arrêter de brouiller Charybde et Scylla, sans motif.
*
Dans le ciel elles dessinent à peu près le modèle
du motif de la mer, elles tracent un V les oies
sauvages en Suède au Danemark et en Allemagne
je ne crains pas de les associer au poisson
mariage
mariage
improbable, fabuleux de la harpe et du marin.
*
Le nom du motif je l’ai trouvé c’est seigaiha
ça signifie « vagues de la mer bleue », il viendrait
d’une danse de cour dans le Genji Monogatari
c’est un motif de roman, c’est bien ce que je pensais
seigaiha
seikaiha
c’était bien la motivation du roman sous la vague.
Cécile Riou, Chaine et Chine, Éditions Poïein, 2016, sans pagination.
Sur Cécile Riou


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines