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(carte blanche) à Alain Lance : retour de Berlin

Par Florence Trocmé

C’est en décembre prochain que la seconde étape du « Grand Huit » se déroulera à Berlin. Quatre poètes allemand(e)s (Carolin Callies, Marion Poschmann, Silke Scheuermann et Jan Wagner) et quatre poètes français(es) (Claude Adelen, Gérard Cartier, Valérie Rouzeau et Hélène Sanguinetti) se rencontrent à trois reprises (la Romanfabrik de Francfort fut la première étape en juin dernier, la troisième sera en mars 2017 à Paris, à la BPI du Centre Pompidou) et se traduisent réciproquement. Chaque atelier est suivi d’une lecture publique. Il en naîtra un livre bilingue rassemblant les poèmes traduits au cours de ces trois rencontres qui paraîtra avant la Foire du Livre de Francfort où, l’année prochaine, la France sera l’invitée d’honneur.
L’étape berlinoise se déroulera au Literaturwerkstatt, situé dans le quartier du Prenzlauer Berg, à l’est donc. C’est l’un des quatre principaux lieux littéraires de la capitale allemande (avec le Literaturhaus, le Literarisches Colloquium et le Literaturforum dans la maison de Brecht). Et cela tombe bien : le directeur du Literaturwerkstatt, Thomas Wohlfahrt, vient de rebaptiser cette institution, créée il y a 25 ans, en Haus für Poesie (Maison pour la poésie). Certes, d’autres genres littéraires continueront d’y avoir leur place, mais ce changement de nom traduit bien l’attention constante que Thomas Wohlfahrt et son équipe portent à la poésie, sous des formes diverses, dans la programmation mais aussi à travers des événements marquants comme un festival annuel rassemblant des poètes allemands et étrangers, un festival de la poésie digitale, un festival de la poésie au cinéma, un site internet (lyrikline) consacré à la poésie, et puis, chaque année, une rencontre entre des poètes allemands et des poètes d’une autre langue qui aboutit à une publication aux éditions Wunderhorn. Je me souviens de la rencontre de 2002, à laquelle douze poètes francophones avaient participé : Pierre Alféri, Tanella Boni, Georges Castera, William Cliff, Denise Desautels, Hélène Dorion, Sylviane Dupuis, Claude Esteban, Dominique Fourcade, Guy Goffette, Anise Koltz et Abdellatif Laâbi.
Cet automne littéraire à Berlin est également marqué par deux événements  autour de Volker Braun.
D’abord la première, à la Probebühne du Berliner Ensemble, de sa pièce Die Griechen, dans la mise en scène de Manfred Karge. Die Griechen (Les Grecs) est un texte d’une brûlante actualité, qui évoque ce pays en crise, confronté aux diktats de la troïka. Mais cela dans la forme d’une tragédie antique. Avec une langue dense, souvent grinçante, combinant le souffle épique et la veine satirique. Où le ministre des finances allemand apparait sous les traits du Minotaure…
Et puis les éditions Suhrkamp viennent de publier son nouveau recueil de poèmes, Handbibliothek der Unbehausten (qu’on pourrait traduire par « bibliothèque à l’usage des sans domicile »). Si d’autres livres de Volker Braun étaient parus ces dernières années, comme les deux premiers volumes de son journal Werktage. Arbeitsbuch (1977-1989 et 1990-2008), des pièces de théâtre ou son réjouissant roman picaresque Machwerk oder das Schichtbuch des Flick von Lauchhammer (dont la traduction française, due à Jean-Paul Barbe, Le Grand bousillage, est sortie en 2014 aux éditions Métailié), la parution du précédent recueil de poèmes de Volker Braun (Auf die schönen Possen) remonte à onze ans. Jeudi dernier, Volker Braun présentait donc ce nouvel ensemble de poèmes lors d’une lecture publique à l’Académie des arts de Berlin. Rendant compte de l’ouvrage à la radio, Michael Opitz concluait ainsi : « Tous ceux qui, depuis son premier livre Provocation pour moi, ont su apprécier Volker Braun– le dialecticien parmi les poètes contemporains – se hâteront d’acquérir ce recueil, qui devrait également trouver sa place dans la bibliothèque de ceux pour qui les poèmes doivent intervenir, déranger, contredire. »
J’ai traduit deux brefs poèmes de ce livre. Ma traduction du troisième se trouvait déjà dans Le Massacre des illusions, le choix de poèmes paru aux éditions L’Oreille du loup en 2011 (traductions de Jean-Paul Barbe et d’Alain Lance), qui valut à Volker Braun le Prix Max Jacob de poésie étrangère 2012.

Théâtre de verdure en automne
L’art est parti. La nature qui prend froid
Boucle la saison. Et tous les décors
Lui appartiennent, élimés de surcroît.
La brume entre en scène. Elle recourt encore
Aux vieux procédés du drame classique.
Vols de corneilles : des divas par douzaines.
Un soleil fauve pour l’éclairage scénique.
Non qu’il rechigne aux ultimes travaux :
Le feuillage flamboie de toutes ses veines
Puis le premier givre réclame ses bravos.
(Rheinsberg)
Heckentheater im Herbst
Fort ist die Kunst. Die fröstelnde Natur
Spielt die Saison zuende. Die Kulissen
Gehören ihr und sind zudem zerschlissen.
Auftritt der Nebel. Das bedeutet nur
Sie setzt die Mittel ein, die immer liefen.
Die falbe Sonne ist das Arbeitslicht.
Und Krähenschwärme wie zwei Dutzend Diven.
Nicht daß es ihr an letzter Kraft gebricht :
Noch einmal ist das Laub illuminiert
Bevor der erste Reif nach Beifall giert.

(Rheinsberg)
*
Démon
Me domine un être singulier
Qui me réjouit et me gourmande
Impossible de m’en délivrer
Depuis l’enfance il me commande.
Ma liberté, mon étroitesse
Sous le pesant harnais s’agitent
Et j’accomplis donc ma détresse
En subissant ma réussite.

Dämon
Mich beherrscht ein eignes Wesen
Heiter macht es mich und trüber
Davon kann ich nicht genesen
Von kleinauf war es mir über.
Meine Freiheit, meine Engnis
Unter dem Geschirr entspringen
So vollbring ich mein Verhängnis
Und erleide mein Gelingen.

*
Les iguanes
Ils gisent indolents parmi la grisaille
Des vestiges des temples qui leur indiffèrent
Parfois seulement une paupière bâille
Corps gris minéral, roche à l’angle vif
Mais les pattes sont lestes, et d’un bond furtif
Ils happent les moustiques, la grande affaire.
Nous les iguanes, une espèce récente
Parquée face aux courbes des monnaies cassantes
Voyons les banques s’effondrer en silence.
Pas même la colère, pas même un rire.
Le temps ? Le pouvoir ? Cela va pourrir
Et dans le jour neuf le soleil s’élance.

DIE LEGUANE
Sie liegen lässig in den grauen Trümmern
Der Tempelreste, welche sie nicht kümmern.
Während nur ab und an ein Auge klappt!
Steingrau der Leib und kantig wie die Steine
So stemmt sich das auf seine flinken Beine
Zu dem Geschäft, das nach den Mücken schnappt.
Wir Leguane, kommende Geschlechter
Gelagert in den mürben Kassenhallen
Wir sehn die Banken stumm zusammenfallen.
Nicht einmal Zorn, nicht einmal ein Gelächter.
Was ist die Zeit, die Macht? sie ist vermodert
Während des neuen Tages Sonne lodert.


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