Magazine Culture

(note de lecture) Lisa Robertson, "Le temps", par Françoise Clédat

Par Florence Trocmé

Robertson_letempsLe temps, de Lisa Robertson, écrit en 2001, a été traduit de l’anglais (Canada) par Eric Suchère, et publié ce mois de juin 2016 dans la collection disparate des éditions Nous.
Une déflagration, modeste par son volume, tout juste soixante-dix pages, éblouissante par son effet sur qui ne sait plus très bien où réside la poésie et qui soudain sait avoir (re)trouvé là un de ses lieux. Happée dès les premières phrases par la scansion singulière du souffle, la justesse radicale et mystérieuse des formulations.
Autour d’ici. Tout autour d’ici. Tout autour d’ici. Toutes les coercitions douces. Peut-être noir et brillant et ridé. Un ciel marbré d’échecs. Une révision des motifs.
« Une révision des motifs » pourrait être la clé. Comme à entendre « peindre sur le motif », puisque le motif est bien - « ici », « fait ici », « ici et là », « là étant ici » - la nature, ses éléments, leur organisation humaine en paysage ; puisque la question de la représentation est affrontée, plus exactement celle de la description lorsque la question de peindre devient celle d’écrire. D’écrire comment la relation au paysage (dont chacun sait qu’elle s’est constituée historiquement sur le modèle de la peinture) fait écriture, comment l’écriture fait paysage, c’est-à-dire fait de la description du paysage un objet de pensée, une abstraction, abstraction qui, rendue sensible et sensitive, donne au temps, qu’il soit atmosphérique ou de notre mortalité, sa figuration formelle, figuration qui ne laisse d’être aussi une émotion (ce doux anonymat).
Si la question de l’ornement et des relations complexes entre abstraction et décoration, art figuratif et art non figuratif qui, en Occident, mobilisa les peintres du XXe siècle, court en filigrane du livre, elle y produit, transportée dans ce qu’on pourrait appeler les lieux communs de la poésie lyrique descriptive et/ou effusive telle que nous en avons hérité au XXIe siècle, un effet singulièrement novateur : une résolution possible de ce qui semblait tenir d’une aporie pour la poésie contemporaine dès lors qu’elle se voulait en ce domaine, pleinement contemporaine. Résolution poétique au sens fort - du verbe poiein-, et qui se double d’une intense délectation de lecture.
Cela s’est fabriqué depuis l’Europe, formé depuis l’Europe, tempêtant et rugissant. Magnifique et grand. Frais et brillant. (…) Cela a été dit quand est venu à nous, pour célébrer et teinter, clair et fabriqué. Certain et précieux. Complètement fabriqué. Précieux de nouveau. Si libre dans la présentation.

Les lieux communs sont d’emblée convoqués :
Ici suis entrée au fin fond de la nature. (…)
Ici il y a des collines, des vallons, de l’eau, des près, des bois (…)

Assumés comme tels :
Donnez-moi les mots rebattus car ils sont bons.
Ou encore :
Quand menacés nous étudions tout, qu’aucune forme n’est pour plus tard, dans le cliché.
Que condense :
Construis la banalité la plus radicale

En cette « banalité » la mémoire intime et émotionnelle fusionne avec celle d’une histoire de la poésie:

Ici se trouve un système. Le temps s’écoule de sa bouche.(…)
Il est impossible de ne pas se souvenir. C’était ici. Vers l’ouest. Vers une zone de dormance. Vers la frise magnifique de la classe lyrique. Vers la frise de l’agence défaite. Vers le moderne.
Histoire ouverte, telle que la fait entendre la citation de Walter Benjamin placée en exergue : il s’agit de se tenir dans le cycle du même éternellement , jusqu’à ce que le collectif s’en saisisse dans la vie politique et que l’histoire émerge.
La pratique de la description s’affirme par les occurrences du mot :
Tout ce que j’écris/commence comme le bruant comme le rouge/gorge commence est description/ les animaux sont description étincelante/ (…) comme feuilles leur odeur la plus douce est /description (…)
Le crépuscule nous envahit ; la description elle-même doit offrir un abri.
Mercredi est description.

La description décore.
Elle trouve, outre ses lieux, sa formule et sa durée, jour après jour, du dimanche au samedi, dans le temps d’une semaine.
Ses enjeux sont théorisés dans une introduction reportée en place de conclusion à la toute fin du livre dont elle incite à recommencer le cycle de lecture comme celui du temps, (à réaliser par ce retour un de ses leitmotiv : Les jours s’amoncellent sur nous) :
Nous pensons que la conception et la construction de ces descriptions du temps constituent un travail décoratif important. Comment seront nos nouvelles décorations ? Comment devrions-nous aujourd’hui orner la mortalité ?
C’est le décor qui reçoit le futur en tant que propre production ludique ; le temps est l’antichambre d’une chose jaillissant fraîchement, de manière décisive et, cependant, imperceptiblement au-delà.
Considérez que nous devons boire profondément aux conventions en vertu d’allègres circonstances afin d’intégrer le temps (…). Par « intégration », nous voulons dire : faire jaillir un arc sans surface dans l’espace comme s’il s’agissait d’un événement scintillant et habitable.  

C’est bien à ce jaillissement « d’un événement scintillant et habitable » que Lisa Robertson nous fait assister à chacune de ses descriptions, qu’elles prennent la forme d’une prose aux phrases brèves scandées par un art lancinant de la répétition aux accents parfois steiniens, ou celle d’un poème rythmé par ses alinéas. Une prose et un poème pour chaque jour. Un schème de construction ou d’énoncé à chaque jour spécifique, mais multipliant les renvois et variations de jour en jour comme de phrase en phrase.
Le mot « arc » - on pense à arc électrique - est particulièrement juste tant le jaillissement se produit à la jointure de deux ordres de réalité - la plus figurative et la plus abstraite, la plus extérieure et la plus intime quand le sexe dans tous ses aspects multiplie la sincérité - , particulièrement lorsque cette conjonction à lieu à l’intérieur d’un même phrase, le point virgule à la césure équilibrant les deux parties, la syntaxe participant d’une pratique paysagère effusive sans la mollesse de l’effusion . Ainsi, dans Mercredi :
Une lourde brume arrive de l’ouest en roulant ; c’est notre âge adulte de l’imaginaire (…) Une longue pluie pénétrante ; nous piquons la description. Une ondulation ride le disque de l’étoile ; le contact pense. Une gelée aigüe et une nuit tombante de neige ; notre esprit est une peau. (…)
Quant au mot « habitable », on sait comment, emprunté au vers si abondamment repris et commenté de Hölderlin - (…) en poète l'homme habite sur cette terre -, il n’a cessé de nourrir l’un des grands topoï de l’acte poétique. L’écriture de Lisa Robertson en réactualise la radicalité initiale, mais aussi, non sans humour, en détourne la généralité vers l’expérience, singulière et commune, subjective et façonnée par l’histoire, d’être d’un sexe ou d’un genre :
Masse nuageuse comme d’une inondation. Nous sommes des presqu’îles sexuelles. Masse nuageuse du bas des bâtiments. Comment est-ce que c’est d’être une dame maintenant. (…) Masse nuageuse douce se déchaîne. Où une dame peut-elle étreindre une chose libre, allègre et sociale. (…) Où une dame peut-elle résider. Près de la terre et pourtant hors d’atteinte.
Ce qui s’énonce encore :
Les jours sont des déités vantant pour toujours et à jamais notre béatitude, notre ignorance et nos ajustements économiques. Nous devons les décorer d’une féminité ultra-enrichie et dévouée. Le jour est notre maison.
Nous voulons que l’on nous croie
, tels sont les mots par lesquels la dame clôt le livre. Ils nous renvoient à l’assertion toute croyance est un paradis par quoi commencent les pages de Lundi où se poursuit l’énumération anaphorique des qualifications de cette croyance jusqu’à :
Croyance lascive et fervente et curieuse devant la beauté. Très brillante. Croyance intentionnelle de nouveau. Si calmement et clairement. Juste raidie d’une feuille certaine et précieuse et apparaissant et enfin. Avec désir clair et rare et apparaissant et enfin et de nouveau.
Croyance comme intention. Intention comme croyance. Celle qui écrit :
La lune luit faiblement ; nous dévoilons notre insuffisance. Insignifiance totale du lyrique. C’est ce que nous adorons.
 
écrit dans le même mouvement :
Il est temps de gratter le / paysage encore une fois aussi radicalement /que les baies vertes dures/ remplacent le rouge et encore une fois
Dirons-nous que par telle radicalité Lisa Robertson tient la gageure d’un lyrisme habitable ?
Conclusion bien partielle eu égard à la réussite multiple de ce livre et à l’incommensurabilité
qu’elle indique.
Françoise Clédat

Lisa Robertson, Le temps, traduit de l’anglais (Canada) par Eric Suchère,80 pages, 2016, 14 euros


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines