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(note de lecture) Lyn Hejinian, "Ma vie", par Véronique Pittolo

Par Florence Trocmé

Lyn Hejinian, une vie, une œuvre.
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Si j'imaginais le mariage entre Virginia Woolf et Emmanuel Hocquard, j’obtiendrais ce livre, rien moins qu’une existence à soi, parsemée d'abstractions. Ou une complicité entre Gertrude Stein et Nathalie Sarraute. Ces mariages mixtes de la forme et du sens, du signifié et du signifiant pourraient proliférer ainsi, et nous serions dans une société réconciliée avec la littérature, la nuance, le plaisir.
Le matériau Enfance, traité par ruptures, télescopages sémantiques, narrations suspendues, schéma d’ordinaire si propice à l’émotion, fait remonter le passé sans le raconter. L’entreprise autobiographique de Lyn Hejinian impose une lecture active : 45 chapitres de 45 phrases écrites à 45 ans, où le temps n’est pas seulement une somme d’intervalles partagés entre enfance, vie étudiante, mariage, maternité, mais également un continuum d’événements impersonnels (succession de saisons, variations atmosphériques). Cette contrainte chiffrée limite la quantité de souvenirs, calibre la mémoire mais non son désordre (1). Pour toute personne qui se souvient, les choses, les sentiments, les personnes, surgissent et se bousculent, sans logique apparente. La vie de Lyn Hejinian se situe dans un monde inachevé que la littérature, le poème, restitue sous la forme d’une causalité calculable. J’y vois la rigueur de certaines partitions, Webern, dont les reprises infimes captent l’auditeur comme les énoncés qui ponctuent le texte ici et là :
Nous qui aimons être surpris …

Nous étions comme des oiseaux dodus sur la plage …
Ce sont des boutons imbéciles ceux qui commandent aux bombes.

Je pense aussi à la peinture plutôt qu’à une tradition de l’écriture de soi (du côté de Proust ou de Rousseau).
Le risque de toute figuration est de tomber dans l’illustration, le danger des narrations du vécu, de réduire le récit à une succession de moments nostalgiques. Ma vie est une autobiographie non figurative : le personnage jaune pourpre est un Rothko plutôt qu’un père revenant de guerre, amaigri, juché en haut de l’escalier. Hejinian comble les éclipses de la mémoire par des constats, au présent, de l’expérience vécue par le sujet. Une autobiographie synchrone suit l’ordre des souvenirs au présent et non l’ordre des événements passés (2).
J’ai toujours été frappée par la capacité des poètes américains à écrire le réel comme on établit un rapport. Cette approche phénoménologique est-elle naturellement anglo-saxonne ? S’il n’y a dans ce livre aucune trace de dieu ou de religion, je suppose tout de même une explication iconoclaste : le pionnier issu de la tradition protestante s’en tient au verbe (concept pur), quand l’européen reste séduit par la figure (le charme de la narration ?). Une église baroque ne produit pas le même effet qu’un temple. Il n’est pas étonnant que l’Amérique ait produit un art conceptuel, élaboré sur la confiance absolue dans l’autonomie des énoncés (Lawrence Wiener, Jenny Holzer). Ce souci de vérité, on le perçoit dans les écritures itératives (le rose is a rose de Stein), que les poètes de l’avant-garde language ont poussé à des degrés d’abstraction impensables en Europe. Dans l’iconographie du lyrisme occidental (catholique), c’est toujours la rose qui l’emporte (Ronsard, Celan, Fourcade). En Amérique, la fleur devient concept, consigne, élément formel : Une pause, une rose, une chose sur du papier … Plus tautologique que nostalgique, nous retrouvons cette vision du monde chez John Ashbery, Michael Palmer, Cole Swensen, sans oublier les grands aînés (Gertrude Stein, Wallace Stevens). Puis de ce côté-ci de l’Atlantique, la french touch d’Emmanuel Hocquard.
Le monde est donné : les oiseaux, les enfants, la neige, le mariage, une jeunesse dans l’Amérique contestataire des années 1950. Ainsi que le souligne Nicolas Pesquès, le poème exige une attention reconduite à tout instant.
Une attention en effet, pour des phrases que l’on prend plaisir à lire plusieurs fois, qui n’appellent aucune anecdote, comme un geste coloré sur la toile, est sans relation à une autre entité que celle de sa propre existence. Je pense alors à la radicalité des peintres minimalistes (Franz Kline, Robert Ryman).
Trente-neuf ans après un moment jaune
Un paragraphe est un lieu et un temps, pas une unité syntaxique
 
En ces temps déprimants, préélectoraux, de trumpisation et de peopolisation, nous avons besoin d’une autre vision de ce pays, et de ce côté-ci de l’Atlantique, nous aimons ce livre, où Toute une Amérique jeune et engagée, agitée et moderne, a su se retrouver (3).
J’aimerais signaler pour finir le travail remarquable des traducteurs, Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès.
Véronique Pittolo

(1) Nicolas Pesquès, postface.
(2) Abigaïl Lang, postface.
(3) Nicolas Pesquès, id.

Lyn Hejinian, Ma vie, postfaces de Abigail Lang et Nicolas Pesquès, traduit de l'anglais (États-Unis) par Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès (titre original : My Life and My Life in the Nineties, Shark Books, 2003), 176 pages, 17.00 €, 2016, éditions Les presses du réel.



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