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(Note de lecture) Franck Doyen, "Collines, ratures", par Yves Boudier

Par Florence Trocmé

DoyenLe mystère profond de ce livre tient dans une étonnante et fascinante mixité, porosité entre la part secrète de l’acte d’écrire et l’évocation insistante, déclinée sous de multiples formes, de la besogne agricole d’un hameau de montagne, avec ses maisons, les bêtes et les travaux des jours et saisons cadrant les errances d’un être-filigrane, dans la vie, les douleurs et les sidérations duquel l’auteur -tressant ses masques entre les lignes- nous convie, nous confronte.
Héritier lucide de l’incipit célèbre de La Modification de Butor qui devient ici « vous tenez encore debout, dans un coin, à l’angle juste de deux cloisons, (…) », le livre, partagé en quatre parties dont la première ligne de la troisième répète la phrase initiale qui « creuse au cœur un gouffre sans fond » comme pour en finir, emporte son lecteur par un usage détourné d’une grammaire textuelle ordinaire qui rend possible une démonstration originaire de « l’effacement de l’humain par l’humain ».
Ainsi, pour permettre une inversion à la fois des valeurs et modes verbaux et de l’emploi normé des pronoms personnels, le sujet implicite de l’énonciation (un je absent) s’impose-t-il comme objet du récit, mais sous la forme d’un vous, tour à tour sujet et complément, devenant de par cette substitution des valeurs, le véritable enjeu du texte, que l’on osera écrire « en je », quête de cet « intervalle même [qui] vous sépare de vous ».
Ce « vous », qui domine le système aspectuel du texte, porte en son sein schizophrène le « je » profond que l’auteur associe de la sorte, comme en un geste de fraternité et d’intimité, avec un lecteur nécessairement pris dans une identification en miroir brisé, quels que soient son histoire et son passé, mais dans un vertige puissant lorsque le récit touche éventuellement au souvenir d’une expérience de vie partagée, de l’autre côté d’une enfance pendant laquelle le contact des bêtes, dont on apprend « le langage (…) plus sûrement que celui des humains » a construit en soi un « récit rouillé, étendu, fourche à mots, [qui] voudrait glisser sur les écorchures du temps sans y accrocher (…) ». Cette brisure spéculaire, faille fertile cependant, est tout entière contenue dans les deux seuls emplois d’un conditionnel (p. 15 et 19) au cœur de présents dominants en dialogue avec quelques rares passés, placés çà et là pour tisser sans répit la trame des gestes et des saisons de ce livre géorgique. Conditionnels balbutiants (« vous pourriez appeler chacune des bêtes par son nom (…) » que l’on entend comme futurs sans avenir sinon pour toute idiosyncrasie, telle par exemple celle qui se formule ainsi : « ce qui n’aura de signifiance qu’entre vous et la montagne (…) ».
Ce livre est un livre indocile. S’il peut se donner à lire sur un mode panthéiste, célébrant le paradoxe d’une nature dont la violence colle aux sentiments comme la glaise ou la bouse aux pieds et aux yeux, il fait glisser son lecteur vers une confusion poignante quand dans les interstices du récit, outre celui tenu en pointillés par le fil métaphorique éléments naturels / éléments de langue (« bruits de syllabes lentes dans les plaines, entrave de mots fixés aux branches … »), on perçoit l’autre dimension du texte, « l’effondrement » absolu. On se sent alors saisi par une dimension transcendant ces images de terre, de sueur, de sidération et de sang, celle du grand massacre dont la violence en littérature était apparue naguère, par exemple, dans le roman de Giono, Le Chant du Monde. Et plus encore, dans collines, ratures, peut-être parce que ce livre concentre dans sa brièveté l’essentiel, « brusques trous dans la cendre », d’une horreur conjurée qu’aucune rédemption finale ne sauvera d’elle-même dans l’obsession d’un retournement de l’arme contre soi, sinon par le refus d’acquiescer à une paralysie générale de l’écriture, donc de l’amour du vivre et du dialogue avec le monde.
L’absence de point final ouvre, on le souhaite, un avenir à ce paragraphe ultime : (…) « vous finirez calciné, emporterez avec vous les bêtes, les fleurs et les arbres, les collines, les ratures », paragraphe qui signe le nécessaire dépassement, y compris par l’amnésie volontaire de ce qui fonde une biographie, d’une histoire devenue aliment d’une œuvre poétique.
« vous finirez nu » certes, mais dans l’accomplissement de ce que les quasi premières lignes du livre, prémonitoires, annoncent : « vos yeux accrochent ces éclats au-dehors, par les maigres interstices de la paroi, ces taches flamboyantes de couleur vous portent, comme elles vous ont porté, pétrissent votre âme et votre corps ».
Yves Boudier

Franck Doyen, Collines, ratures, La Lettre Volée, 2016


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