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(anthologie permanente) Derek Walcott, "tu aimeras de nouveau l'étranger qui était toi"

Par Florence Trocmé

Derek Alton Walcott est un poète, dramaturge et artiste saint-lucien de langue anglaise, né le 23 janvier 1930 à Castries et mort le 17 mars 2017 sur l'île de Sainte-Lucie.
Il vient donc de mourir ce 17 mars 2017 et à cette occasion, Poezibao reprend des poèmes publiés jadis sur le site.
Préparation à l’exil

Pourquoi est-ce que j’imagine la mort de Mandelstam
parmi les cocotiers qui jaunissent,
pourquoi ma poésie guette-t-elle déjà derrière elle
une ombre pour emplir la porte
et rendre invisible jusqu’à cette page ?
Pourquoi la lune s’intensifie-t-elle en lampe à arc
et la tache d’encre sur ma main s’apprête-t-elle pouce en bas
à s’imprimer devant un policier indifférent ?
Quelle est cette odeur nouvelle dans l’air
qui jadis était sel, sentait le citronnier à l’aube,
   et mon chat, je sais que je l’imagine, bondit hors de mon chemin
les yeux de mes enfants semblent déjà des horizons
et tous mes poèmes, même celui-ci, veulent se cacher ?
L’amour après l’amour

Le temps viendra
où, avec allégresse,
tu t’accueilleras toi-même, arrivant
devant ta propre porte, ton propre miroir,
et chacun sourira du bon accueil de l’autre
et diras : assieds-toi. Mange.
Tu aimeras de nouveau l’étranger qui était toi.
Donne du vin. Donne du pain. Redonne ton cœur
à lui-même, à l’étranger qui t’a aimé
toute ta vie, que tu as négligé
pour un autre, et qui te connaît par cœur.
Prends sur l’étagère les lettres d’amour,
les photos, les mots désespérés,
détache ton image du miroir.
Assieds-toi. Régale-toi de ta vie.
Love After Love

The time will come
when, with elation
you will greet yourself arriving
at your own door, in your own mirror
and each will smile at the other's welcome,
and say, sit here. Eat.
You will love again the stranger who was your self.
Give wine. Give bread. Give back your heart
to itself, to the stranger who has loved you
all your life, whom you ignored
for another, who knows you by heart.
Take down the love letters from the bookshelf,
the photographs, the desperate notes,
peel your own image from the mirror.
Sit. Feast on your life.

Derek Walcott, Raisins de mer [Sea grapes], traduction de Claire Malroux, illustrations de François Demoures, éditions Demoures, 1999, p. 16 et 55.
Claire Malroux a choisi les poèmes de Raisins de mer, poèmes tirés de Sea grapes, anthologie préparée par Derek Walcott.
Et une autre parution dans Poezibao :
Sauf-conduit

Rilke fut emporté dans les cieux.
Puis ce fut le tour de Pasternak.
L’un fume avec le séraphin,
l’autre est revenu
cheminer dans les mares gelées
avec leurs saules aussi grands que des harpes,
sa mèche grise est celle d’un étalon,
son cœur pareil à celui d’Akhmatova,
à un cheval gris en hiver
qui, dans la neige épaisse et tourbillonnante,
alors que cette plage blanche devient plus blanche encore,
hennit et est ici.
Safe-conduct
Rilke was whirled into heaven.
After that, Pasternak.
One smokes with the seraphim,
the other has come back
to plod past frozen ponds
with their harp-wide willows,
his grey forelock a stallion's,
his heart like Akhmatova's,
like a grey horse in winter
that, through thick whirling snow,
as this white page goes whiter,
whinnies, and is here.

Derek Walcott, La Lumière du monde, traduction de Thierry Gillyboeuf, Circé, 2005, pp. 181 et 179.


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