Magazine Culture

(Note de lecture), Franck Venaille, "Requiem de guerre", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

VenailleD’entrée, dans un texte en prose faite de phrases courtes qui cinglent, on retrouve l’énergie de Venaille, sa violence contre soi, l’autre, le corps, le monde, la médecine, la mort… Dans un autre registre, on pourrait penser au tout début de Mort à crédit. La fin du prologue établit ensuite l’espace dans lequel va se tenir le livre, une sorte d’arrière-pays ou de zone intermédiaire entre le rêve, la conscience et la mémoire.
Si Venaille vise « la matière même du rêve » (p27,77), cela ne revient pas à collectionner de classiques récits de rêve comme des témoignages d’une activité inconsciente qui serait à analyser par ses « amis » « Simon Freude » et le « docteur Lévitan ». Le poète ne se présente d’ailleurs jamais dans la pose du dormeur, mais plutôt dans celle de l’insomniaque. Et ce qui l’intéresse dans le rêve, c’est de pouvoir entrer « dans un espace où le temps est banni » (p37), et sûrement aussi la liberté qu’il propose dans son apparente incohérence loufoque. « Ainsi se poursuit mon long cheminement dans la matière même du rêve, celui qui n’est pas d’essence divine. On peut le lire. On doit en rire (ce que l’on a pu se marrer !) » (p30). Un part du livre se situe là, avec beaucoup d’humour et de drôlerie, lorsque le rêve permet par exemple de retourner le monde de l’hôpital en une sorte de mascarade macabre, de guignol souffrant (cf. pp38,29,61,89…). On pourrait peut-être dire que le rêve n’est pas ici un but mais un moyen pour retourner l’angoisse en rire, même si ce rire grince un peu. 
En effet, la conscience lucide du réel présent n’est jamais très loin et Venaille joue de ce contrepoint, alternant burlesque et tragique dans un savant et rapide entrecroisement. Au fond, le rêve et ses cocasseries est peut-être ce qui lui permet l’affrontement avec le corps malade, la vieillesse et la mort. Certains passages, directs, ont une allure de bilan triste : « Ce soir je comprends que ma vie est faite de manifestations populaires, d’affrontements de coins de rues. De ce sentiment de solitude qui m’a pris par la main, enfant. De disputes avec mon père vivant et mort. Mort. Surtout. » (p78), « J’ai grand’ lassitude à vivre. (…) Désormais je ne vaux pas plus que ces rebuts portés par le courant. » (p80), « Il y a du moraliste en moi mais j’ai oublié le sens que je devais donner à tous ces mots. Oui, le bien, le mal, le poids de la faute. Tout cela a fait de moi un homme difficile qui s’est installé dans un état où douleur et colère prédominent. » (p88). Ces examens de minuit aboutissent à un constat de fatigue, d’épuisement d’être (pp57,98…) mais tout autant à un appel à la communauté humaine, au-delà des particularités personnelles : « Je suis un homme quelconque, rien qu’un individu parmi d’autres. » (p93), « Dites-moi que nous sommes comme tous les autres hommes. //Rien que des humains » (p103).
Troisième polarité active, la mémoire : elle est liée aux deux forces précédentes puisque le rêve recycle ou ramène souvent du passé, et que la conscience lucide tend à placer la vie dans une perspective de bilan : « vieux – vieux – vieux & usé // dans l’absolue nécessité de mettre mes souvenirs en place » (p98). Là encore, cette « mise en place » ne signifie pas mise en ordre, retour au récit autobiographique linéaire ; les souvenirs affleurent selon leur logique, sous des formes parfois différentes (ainsi pour le « cheval »), avec une insistance plus ou moins marquée, ainsi pour la guerre ou le père (pp47,78,98…). La séparation d’avec l’enfance est sans doute la part de mémoire la plus douloureuse dans ce livre ; elle apparaît particulièrement violente, comme une automutilation ou un suicide : « Cet enfant que j’ai tué en moi vous l’avez maintenant devant vous. Je me suis tué sans haine et sans espoir de repentance. C’était un meurtre nécessaire. Une pulsion de mort à mener à son terme. » (p100). Venaille ne cherche pas à reconstruire l’enfance en mots, mais le constat de la perte lève une mélancolie profonde, celle d’une quête vouée à l’échec : « Je cherche à retrouver mon enfance et les signes de ma jeunesse qui se sont accrochés à elle. » (p48), « Je suis à la recherche de moi - enfant. Nous formions alors un couple auquel s’ajoutait cette ombre qui, partout, nous suivait. » (p84), « Redevenir l’enfant des dunes. Il est bien tard et je n’ai pas terminé mes devoirs. » (p13)… Dans ces pages, on entend l’« enfant qui pleure » que Reverdy disait être présent au fond de tout poème vrai.
Alors, la poésie ? Même si elle « s’encrasse » (p101), elle demeure la force capable de soulever un peu le poids de l’existence mortelle et de créer une relation vraie avec les « frères humains ». De ce point de vue, et sans faire de ce livre un hymne à l’optimisme (ce serait difficile), Venaille n’est ici ni désespéré ni désespérant. Ce « requiem de guerre » n’est pas un chant de résignation essoufflée et morbide, il maintient un cap, une volonté et un espoir : « Mais qu’est-ce qu’écrire ? Et pourquoi s’agenouiller devant le langage ? Afin de conserver ce qui demeure de confiance en l’homme. » (p93). On peut, il faut, se confier au « Mystère de la poésie qui porte en elle cet élan / cet appel de la vie / jusque dans l’arène où les hommes, bientôt, devront / mourir. » (p20)
Antoine  Emaz
Franck Venaille, Requiem de guerre, Éditions Mercure de France , 2017, 110 pages, 11€


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines