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(Note de lecture), Kees Ouwens, "Du perdant & de la source lumineuse", par Mazrim Ohrti

Par Florence Trocmé

OuwensPoète néerlandais (1944-2004). Poésie déconcertante de prime abord, pour ne pas dire dérangeante tant elle décape, mystérieuse pour le moins. Un poète qui se moquait sûrement des chapelles et des modes, et se savait d’avance sacrifié à sa solitude irréductible ; à commencer par celle de ses sens dans leur rapport à la matière de la vie. Ses processus mentaux, spirituels, sensibles et émotionnels fusent, assumant leur projet indépassable lui échappant, leur vitesse incassable telle que la lumière (dans son rapport espace / temps) se l’autorise en profitant au contraire des angles et pierres d’achoppement : « Où que ton regard se soit posé, il / ne garde aucun souvenir de ta démarche / Nulle distance dépasse le chemin le plus / long (…) nuit sans questions – c’est / du passé récupéré ». La matière d’apparence disloquée dans le ciel du poète n’en puise pas moins à l’authenticité du fait précis, de l’événement nu et fragile, en l’occurrence devant l’idée de finitude. Poésie difficile ? Assurément, dans la mesure où Kees Ouwens guette les failles et tremblements du monde, comme des repères aussi fiables que n’importe quels autres pour se l’approprier. Son langage traverse de part en part une langue de production qui supporte nos schémas habituels. C’est naturellement que plusieurs voix se chevauchent et se bousculent, créent ruptures sur ruptures syntaxiques. Toute la vie (concrète ou non) est expérience chez Ouwens, chaque instant révèle un contexte que le texte suit au plus près sous un éclairage près de nous aveugler. Le langage fait l’interface entre le monde et le moi du poète, puis éclate en électrons libres sur la scène d’une seule et unique représentation ; en une danse vertigineuse, organique avant d’être dionysiaque ou harmonieuse et mesurée. A travers sa syntaxe avec sa logique interne, l’équilibre est obtenu par la forme affirmant sa valeur, non comme moyen mais en tant qu’elle fait partie du contenu. Dès lors, le poète est médium presque passif (presque), il transmet ce qu’il doit transmettre coûte que coûte, que cela fasse ou non héritage.
L’écriture d’Ouwens, qualifiée d’expérimentale et d’hermétique par ses pairs, révèle le syndrome du poète qui cherche à s’éprouver lui-même en faisant fi de cette dichotomie occidentale (avatar du progrès) entre nature et raison qui écartèle l’homme moderne. Aussi, pour se rassembler, Ouwens convoque-t-il à l’occasion des domaines, ayant l’air de réviser leurs constantes comme pour se les rappeler sans cesse, tels que la science (« L’eau est dans son élément quand elle coule / ses muscles vont un mouvement fluide (…) » ou la philosophie, reprenant ici le discours kantien (« Est-ce que je traite du beau, du bien, du vrai ? / J’ai rangé la divinégalité (…) le dieu en moi n’a pas jugé de leur rang »). Il rappelle les anciens abordant sciences, philosophie, métaphysique et théologie mystique en interdépendance. L’éthique de son geste d’écriture (sa pierre philosophale), à l’origine de sa poétique, est identifiable à son rôle de médium dont il prend acte au final, de cette conscience étendue, généreuse et hospitalière.  
L’approche du sujet éclairant (selon toute attention phénoménologique) a ses limites malgré l’attribution du nom synonyme de captation. Car « Il y a ne peut porter de nom / (…) l’innomé se rapproche jusque nulle part / (…) intitulé il y a ». C’est doué d’un double regard permanent, intérieur et extérieur, mystique et athée, symbolique et au plus proche du réel, qu’il envisage l’individuel indissociable de l’universel (« ton agrégation dure dans / un état que tu as en toi mais qui se produit en / dehors de toi »). Elke de Rijcke, traductrice de ce recueil (et poète de surcroît) parle d’Ouwens comme « corps sensoriel et spirituel ». Les « EMMÉLEMENTS » du poète nécessitent le travail du scalpel. Si l’humanité se dissèque en son sein le plus sanglant, c’est pour y voir sa « source » la plus « lumineuse ». Tout est langage, y compris « Le ton donné par les sexes, le bruit de leur / commotion dissous sous la lampe par-dessus le mouvement (…) ». Raison pour laquelle le langage ne se perd pas en conventions esthétisantes chez un poète « infidèle » à la « lyre de raffinement ». Une telle syntaxe, aux accents ésotériques, et peu fréquentable, donne forcément le vertige pour peu qu’on s’y penche. On sent une volonté chez Ouwens de s’affranchir du style (par excès), en rupture à la fois avec un certain lyrisme sans cesse accommodé à de nouvelles sauces ces dernières années et la moindre originalité formaliste revendicative. Cette posture d’équilibriste sur un fil ténu au dessus des tendances, un fil si haut que sa prouesse est peu visible, lui confère une marque d’anti-héros hors temps et hors frontières, de post-romantique. Sa fonction n’est pas inscrite dans la société, en dépit de son statut de poète, mais celle d’une partie infime de la vie universelle et cosmique, d’un rouage au même titre que n’importe quel être vivant dont la moindre cellule est porteuse d’informations et information en soi, servant à tisser un réseau communicationnel infini : « Quotidiennement tu passes / les messages par le biais de ton système nerveux périphérique / à ton transformateur. L’étendue, un neurotransmetteur / A nu, / alimente ton soupçon avec ton émotion, qui, même si / pas perçue, existe néanmoins. » Rien de psychologisant n’apparaît dans le recueil. Sur le mode alchimique empirique, Ouwens ne dédaigne pas plutôt convoquer la physique quantique, définie (entre autre) par la science des possibilités. Pour un traitement universel radical. Il fait état de cette donnée précise appelée : conscience non locale, par les spécialistes du genre, sans pour autant se substituer à eux. Mais comme un credo qu’il donne l’impression de vouloir partager tant cette définition (ici sous sa pertinence didactique) sonne comme une révélation : « La non-localité est un phénomène qui survient lorsqu’un événement / dans un endroit de l’univers a immédiatement des répercussions / ailleurs. Les atomes partagent et maintiennent / leur solidarité, quelque soit leur distance réciproque / et s’influencent instantanément en raison de leur passé / partagé. La non-localité n’est ni à l’intérieur ni en dehors de toi mais interstice (…) »
Dans « UNE MISE À MORT NON MORTELLE », descriptions et réflexions s’engagent dans un processus d’extension de la matière vie pour y faire entrer le plus possible de lumière. Le temps est irréversible (mais peut-être pas), il mesure la fugacité de l’événement saisi dans sa perte à venir, toujours déjà-présente, et pressentiment (près-sentiment) vaut pour sentiment. Il y a chez Ouwens un transfert de symbolique qui transcende le réel (et donc la mort) par-delà toute subjectivité et que pourtant il ne peut s’empêcher d’éclairer de son feu. Après sa vie, l’homme-poète devient son propre langage, de quoi « fonder une narration » dont l’image consiste à « narrer une fondation ». Tout au moins dans un monde dont vie et mort ne sont pas complémentaires ni tout à fait opposés mais énantiomorphes… s’il fallait user d’un vocable approprié.
Mazrim Ohrti

Kees Ouwens, Du perdant & de la source lumineuse, 2017, traduit et postfacé par Elke de Rijcke, La Lettre volée, coll.« Poiesis », 96 p., 16,00 €


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