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(anthologie permanente) Bernard Collin, "copiste"

Par Florence Trocmé

Collin_copisteLes éditions Nous publient Copiste de Bernard Collin.
Deux pompiers, deux voitures de pompiers, deux, un, une Samu, et sur toute la surface de Paris, pas une place, pas un lit d'hôpital, nous irons en province s'il le faut, les voitures arrêtées devant la porte, la rue est bloquée, nous attendons de trouver une place, ce sont des chambres individuelles, il faut pousser quelqu'un dehors, vous ne voyez plus les lignes, à 3 h du matin on a trouvé un lit avec son portique et tous les appareils correspondants, ce sera vite fait, juste un moment, à tout moment, je ne pense pas m'éloigner, les couleurs sont revenues avec l'air des montagnes, vous respirez normalement, doucement, doucement, dulce muere, vous pensez à aquel ave, douceur, douce respiration, la bouche ouverte dévorante en las aguas mora, la bouche de poisson, je ne vais pas vous mordre, mes dents ne font pas mal, je vous avale, je vous dévore, je suis Poppée, l'amour de Néron, je ne me sens pas seul, je ne suis pas encore seul, attendez, attendre, je ne vous ai pas raconté la journée, la soirée du mercredi et la journée du jeudi et la nuit de l'une à l'autre, et le poisson dévorant, encore, encore, encore, encore, des baisers petits, des bulles d'oxygène, vous avez vu les bulles sur l'eau, c'est un oiseau, c'est un poisson, vous ne respirez plus, convocation est envoyée à Maria Collin, ma femme n'a pas à vous répondre, ma femme n'a pas aimé  que vous lui demandiez si elle avait une mutuelle, sa carte de  mutuelle, pourquoi nous aurions travaillé sur la terre, nous  n'avons pas travaillé,
pas de carte, la carte mutuelle recto-verso, ma femme est morte  elle ne vous répondra pas pour le moment avant la résurrection, morte jeudi à Cochin à l'heure du dîner, 8 h 3o p. m.  horaire d'été, je vous ai déjà dit qu'il n'y avait pas de réponse  avant la fin des vacances en Bretagne, il ne faut pas rester seul, je vous répète qu'il est trop tôt pour se sentir seul, ayudándole a sentir, après, quand vous voudrez, j'étais en voyage en  Amérique centrale, il y a les mouettes, les mouettes, la musique  des mouettes sur le faîtage, j'ai toujours entendu prononcer Béfort, le nom s'écrivait sans l, si vous croyez qu'il est nécessaire  de dire toutes les lettres en français, toutes ses lettres, la baguette de pain, et faire entendre le n à la fin, la n, à l'extrémité de la baguette, encore, encore, encore je vous remercie de m'avoir écouté, je ne voulais rien laisser sur le répondeur, c'est le fils qui doit parler de sa mère, le fils ne lira pas lui-même ce qu'il a écrit, biniou, sorte de cornemuse, le mot breton n'est français que depuis le XIXe siècle. Sonneur se dit aussi d'un oiseau du Brésil à cause de son cri. Délivrance de la prise en charge ou prise en charge délivrée par votre mutuelle, je vous ai dit que ma femme est morte sans mutuelle, ne vous sentez pas seuls tous les deux, on vous aide beaucoup vraiment à sentir, cette façon de parler devrait se traduire en français, une espèce de mutuelle recto-verso universelle pour ceux qui n'ont pas travaillé, vous munir de la convocation en vous présentant, Madame Collin n'y manquera pas.
Sur la fragilité du veuf. Vous ne pleurez pas, le veuf n'a pas pleuré, le veuf ne pleure pas, la morte est convoquée au bureau des frais de séjour, liste des personnes qui ne seront pas reçues en Bretagne, liste des personnes souhaitées, les trois premiers noms, j'ai pensé ce matin à trois nécessaires qui viendraient vous croyez : don Quichotte, Descartes, Gongora, Baudelaire, j'en compte quatre, revenez sur le veuf et les larmes, indécemment bien, pense aux poumons, soudain à cause d'un son en i dans un cantique mal ou tristement chanté à la fin de la messe à Saint-Sulpice, a senti que les larmes, qu'il allait pleurer, c'est à cause de l'âge, qu'il pouvait éclater en sanglots sur place en public, faites attention, là soudain sans raison pleurer, vous ne montrez pas, il ne montre pas et à cause d'un son en i une crise de larmes, un torrent de larmes, un saignement de larmes, elles tomberaient du nez, vous ne voyez plus ce que vous écrivez, alors aucune force, on lui parle de force, c'est un athlète, dans le désert il y avait des athlètes, penchez-vous sur le papier pour voir les lignes, la ligne est plus haut, et les larmes couleront et rien ne pourra les arrêter, parce que vous êtes triste, parce que la souffrance, pas du tout, il n'est pas seul, il se sent bien, il n'est pas délivré comme vous dites, il n'a rien vécu de particulier, il n'a rien à raconter, je n'ai pas d'expérience, si vous étiez dément vous ne trouveriez pas assez d'eau en vous pour fabriquer une larme, déjeunons si vous voulez, c'est à cause du sommeil sans doute, non le veuf n'est pas plus triste à la fin de la messe et à cause d'un son qui rime avec Marie Maria Margé sent quelque chose monter du sol au commencement, l'abondance, le flot.
Bernard Collin, Copiste, coll. disparate, éditions Nous, 2017, 528 p. 30€
Depuis la fin des années 1940, Bernard Collin écrit chaque jour, dans des cahiers à spirales petit format comportant 96 pages chacun. Une page par jour, une ligne sur deux qui font 22 lignes par jour. Du lundi au samedi, presque sans exception. L'œuvre très vaste de Bemard Collin est pour une grande part encore inédite. De cette immense matière, d'une puissance surprenante, les éditions Nous publient ici le plus large ensemble, proposant l’intégralité de six cahiers récents.
« Ma vie est organisée de telle façon que tout aille ensemble, pour moi le mot littérature est la vie ».
Bernard Collin dans Poezibao :
bio-bibliographie, reconnaissance à Bernard Collin (carte blanche de Jean-Marie Perret), extrait 1, Vingt-deux lignes, cahier 100 (par JP Dubost), rencontre avec Bernard Collin (Petit Palais, 03/11), ext. 2, Feuilleton, Jours naturels, Cahier CIII : 1 (avec présentation du feuilleton), 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15 (avec fichier complet), Feuilleton, Premier récits, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7.


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