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(Note de lecture) Séverine Daucourt-Fridriksson, "Dégelle", par François Lallier

Par Florence Trocmé

(Note de lecture) Séverine Daucourt-Fridriksson, Il ne semble pas inutile de décrire sommairement certains codes typographiques particuliers à Séverine Daucourt-Fridriksson et qui s'éloignent de l'usage commun sans être, pour autant, destinés à brouiller un message sans consistance. Bien au contraire, et cela seul pourrait conduire à prêter à son dernier livre, Dégelle, toute l'attention qu'il mérite. Cet ensemble de plus de cent vingt pages se constitue d'unités, parfois assez longues, qu'on serait tenté de qualifier de chapitres, mais que l'absence de certains traits narratifs, et surtout la présence d'un tout autre moteur que les lois du récit incite à désigner comme poèmes. Pas de sections, ou de parties, seuls des blancs séparent ces poèmes qui se suivent comme des fragments de prose, dans un discours cependant continu, et dont la continuité importe, soutenue par la cohérence de ces blancs très réguliers, seule délimitation : le premier mot ne porte pas de majuscule, le dernier n'est pas suivi par un point.
Le point, sous ses diverses formes, n'est jamais par ailleurs suivi de majuscule, et ne sert pas non plus à délimiter un énoncé grammaticalement complet. Il pourrait valoir pour la virgule, bien que celle-ci soit également employée, parfois à l'intérieur d'une de ces unités délimitées par le point. Et l'on comprend vite que ces ponctuations ont moins valeur grammaticale que valeur de scansion : elles marquent le rythme d'une diction sans cadre fixe, mais rigoureusement articulée, des avancées de laquelle dépend un flux de représentations extrêmement fortes et vivantes, avec leurs accélérations ou ralentis, leurs variantes, leurs avancées, leurs dévoilements.
A ces particularités de la ponctuation (toujours précédée et suivie d'un espace) s'ajoute enfin l'emploi d'un corps plus petit pour certains segments d'énoncés, qui donnent le sentiment qu'ils sont dits à voix plus faible ou plus secrète.
envie d'humus , renier construire aller courir sur le ter-
rain verger fruité ville avortée le temps d'un fol et tendre
survol de fleuve vert sans fumée . loin . mettre aux yeux
ce tas de poudre , âpre terril qui s'enlève pour laisser
place dans l'air dés-emmuré au champ libre . doigts
mouillés . fertilité du rocher qui rivalise d'écume avec le
délice des lèvres . fuir la voiture ligotée , pire : coupole
de silicone , vulgaire attitude topless . mieux vaut ce lit-
compost sur la colline originelle pour nos humeurs sans
verrou où caramel mugit . viens , dis-je sur le lit de
mauve qui émollie nos maux , viens émonder loin des villes le
fruit vert
(p. 16) (1)
L'écriture est ainsi dans la dépendance d'une voix. Mais c'est aussi que la dynamique du texte de Dégelle travaille la continuité autant par l'accroche du son verbal que par association d'images ou idées, mais - en un jeu souvent virtuose :
doigts amassés vers l'entrée qu'elles cachent tu les masses .
par toi mues et tirées elles me laissent . je me
tends détendue élastique pour que tu te jettes dans l'étri-
qué te sentes bien intriqué au corridor à défroncer . une [...]
(p. 24)
Ce travail ne relève pas de la glossolalie, encore moins d'une musicalité (dont on peut douter que l'idée appartienne vraiment au domaine linguistique). Il cherche et touche le corps de la langue, la relation la plus étroite qu'il se puisse (et donc jamais immédiate, toujours articulée, mais ici avec une force rare, et parfois merveilleusement), à un corps subjectif et à l'expérience qui en est faite.
Un corps subjectif qui est aussi corps propre dans sa relation à l'autre, selon la puissante intrication de l'écriture ou de la langue qui le fait masculin et féminin avec une belle indistinction, le retournement des identités n'étant d'abord attribuable qu'au mouvement par quoi ce corps double devient poème. Et partout saisi de la contagion du désir et de ses mille motions complexes, d'autant mieux mimées que plus proches d'une langue qu'il électrise, et dans laquelle il se confond avec la lutte ou jeu par quoi un mot absence engendre tous les autres et s'engendre en eux. Où il est moins soufflé que posé, comme le nom même de l'amour, qu'une apocope, plus tardivement, transformera en " mour ".
Ainsi, dans la matière phonique mue en tous sens, dans les jaillissements d'images, dans des positions verbales toujours à la frontière du nécessaire et impossible spectacle de l'intime, se font jour les scènes d'une affaire d'amour interrogeant ses raisons et sa " praxis ", inséparable, de ce dire où elle s'accomplit.
Mais l'appropriation du désir à un corps de la langue, qu'il est impossible de distinguer du mouvement qui le crée, semble ne pouvoir exister que sans fin, et la jouissance du texte vouée soit à n'avoir lieu que dans un futur perpétuellement pro-jeté par l'en avant de l'écriture, soit à une répétition qui n'en pose pas moins la question de son avoir-lieu. Et peut-être renverrait le paroxysme de son approche à un statut, d'ailleurs estimable, d'artefact.
C'est donc une manière d'épreuve pour cette écriture que sa suspension et sa reprise sur un autre mode, qui sans " récit ", et sans rien perdre de sa virulence phonique, puisse poser " l'interstice où s'abolit l'ensemble face au verdict d'asymétrie " (p.52), ou encore " aller à l'abordage de l'intangible sans brider sa simplicité, en tenant non entabouée la caresse terminale " (p. 53).
Une confidence, un peu plus loin, comme une voix (s'il se pouvait) extérieure, donne le signe et comme la clé de cette ponctuation plus large qui scande les trois ou quatre grands massifs du livre :
je n'aime pas que les choses finissent je ne lis pas la fin
d'un livre , j'ai peur d'être délivrée de la découverte la perdre
avec la confiance et une fois le trouble dissipé ne plus
oser la récidive
(p. 55)
L'impossibilité de finir est aussi celle, provisoirement, de recommencer. Et si rien de l'écriture en apparence ne change - marchant vite, d'image en image de la cinématique sonore où convergent scènes et saveurs -, elle n'en affronte pas moins le " sevrage ", " l'absence d'objet " : le mot muet qui roule sous les sons de la langue, et les fait briller en sa dynamique imprévisible, s'est transformé en cette absence, et reconnue comme telle, serait-il " sur le bout de la langue " ; un bout qui serait aussi une fin, là où l'objet qui la meut se dérobe.
Rien empêche-t-il, dira-t-on, que l'écriture se poursuive, là où dans l'absence de son objet, sa cause se transforme en l'effet qui le mime, à l'infini, comme une manière, un style, une signature ? Or ce n'est pas ce qui se produit, mais quelque chose d'autre, que ce livre met en position de nous éclairer : la reprise ne se fait pas dans la perpétuation du désir, elle ne se fait pas non plus dans la déréliction (qui pourtant allume le moteur de l'humour et guide son dessin acéré). Elle se fait de croire possible, dans la même écriture, un stade où l'objet n'est plus cette absence rémunérée par le matériau subsidiaire des mots (et la scène où il se produit), mais la vie même.
Et la reprise, c'est la découverte d'une solidarité plus vaste de la vie, de ce qui ne sera jamais un objet, avec la langue telle qu'elle s'est découverte d'abord dans le désir, avec la langue érotisée du poème.
voudrais que cela soit réflexe comme respirer , qu'à moi
soit la langue dans ma bouche quand sur le bout des
lèvres se forme le trou de mémoire . on s'y abrite c'est
d'un noir océan pas gai qui s'effrite tandis qu'en guet-
tant les creux on pagaie follement pour se faire exi-
ler pour y rester (là) collé sans retenue . le regard scrute
dans le vague cherche l'épave éprise des à-pics qu'il épie
comme des entraves , il désavoue les vagues d'éloges et
les orgies de termes vides . partout , de drôles d'oiseaux
à jambes pépient pathétiquement et leur homogénéité
de gens se prend son pied dans la vérité . bang fait la
chute du bœing . je rame vers les reliques qui s'évadent
un cap étriqué où s'évertuer . ce que j'interroge me
trouve un bon dieu de sujet d'abandon
(p. 63)
Un ralenti maintenant permet que la virtuosité verbale laisse apparaître quelque chose comme - peut-être issu du " trou de mémoire " - un sentiment du temps, recul pris sur un soi essentiellement autre, familier mais étrangement, par retour à une butée : la vie, le soi.
sous la stèle les yeux clos de l'enfant regardent mon
ombre ; ça sent la pierre par la fenêtre fermée ; je pense
à elle à l'exact emplacement du chemin perdu reconnu
sans mesure de la mort en bas dans son impasse blottie ,
au temps qu'elle ouvre sans grandir son état creux sa vie
sans bords ; je suis figée dans mon corps j'ai mal mais je
me démens ; le goût amer s'absente ; nue du moindre
effort je suis sur le départ vers hors ; je la laisse et tran-
quille et tomber
(p. 68)
Une dernière étape se présente alors, sorte d'autofiction au sens d'une biographie de ce moi qui se souvient de soi et du " hors " dans sa langue, dont il (elle) use non pour l'accréditer encore, mais comme d'un instrument, pour une exploration qui a le rare pouvoir de dire le présent. Une sorte de rap laissant paraître ce que le langage pétrifié du mensonge communicationnel dissimule, et voir ce que galvaude, sous nos yeux, la scénographie spectaculaire.
Chaque page y est poème autonome, aux autres ajouté dans l'accrétion d'une lecture dont s'impose le rythme, danse d'un extrême savoir verbal servant ce voir au présent qui est l'autre versant de la mémoire. J'évoquerai seulement quelques questions : celle de la " langue d'adresse " (" bâtir une langue d'adresse qui dresse et pâme le poème ") ; de la " meute des œuvres mondiales " ; du genre. Et pour les réponses, en dépit de ses derniers mots : " vous pouvez partir toute vision des possibles est sans réponse ", je dirai seulement qu'il faut lire ce livre, certainement d'un grande importance pour que la poésie soit restituée, précisément, au possible.
Il place sous un jour singulièrement éclairant la question des rapports de l'écriture et de la voix. Celle qu'on y entend naît à l'évidence des articulations phoniques et rythmiques. Mais elle disparaît absolument dès qu'on les analyse, de sorte qu'on en vient à penser qu'elle n'appartient pas complètement au texte. Insituable dans l'écrit, elle réapparaît pourtant dès que la lecture reprend son cours sur le tempo que la ponctuation, la disposition typographique, imposent à notre lecture. Cette voix, qui appartient et n'appartient pas à l'écrit, n'est-elle pas le premier degré d'articulation du sens à un corps ? Une articulation qui implique également que sens et voix soient distincts. La poésie, c'est faire entendre cette voix, à travers l'écriture. Rien n'est plus précieux, au milieu de maintes formulations parfaites de vues, d'images, d'états.
François Lallier
1. Le texte est justifié, et non ferré à gauche, comme ici par commodité. Les retours à la ligne, cependant, sont tels qu'ils se présentent dans le volume imprimé. F.L.
Séverine Daucourt-Fridriksson, Dégelle, Éditions de La Lettre volée, Bruxelles, 2017, 128 p., 18€.


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