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(Anthologie permanente) Gérard Haller, "Le grand unique sentiment"

Par Florence Trocmé

Qui donc, jamais, s'est assis sans angoisse Rainer Maria Rilke,
devant le rideau de son cœur ?
Il s'est ouvert, voici : la scène est celle de l'Adieu.
Quatrième Élégie

I
c'était là. C'est là déjà qu'on allait
voir l'eau du ciel et l'eau de la mer
là-bas finir de se séparer. Il fallait
attendre je me souviens on ne voyait rien
d'abord. Ni eaux ni fin. C'était sans
fin. Tout était fondu avec tout
et flottait comme ça dans la même
écume émue encore toute blanche
dessus miroitante et on regardait
on regardait tout lentement s'ombrer
de rose et de bleus pâles et revenir
devant nous dans la lumière
et c'était chaque fois comme si
dans nous aussi de nouveau la mer
se retirait de nous
tu es là tu disais
on pleurait je me souviens c'était
comme si nous aussi nous revenions
mourir loin de nous
2
c'était loin. Il fallait traverser
l'ancien pont sur le fleuve d'abord
puis suivre le chemin de sable
rouge qui borde l'autre rive
en face. C'est là que ça s'ouvrait
devant nous le lointain
on écoutait. Les vagues la plainte
des eaux là-bas encore et encore
qui retentit
tu es là / oui / tu es venu
nous nous promettions l'éternité
3
c'est là tu disais chez nous : au bord
seulement des larmes
c'était la même scène déjà de l'éternel
adieu devant nous de tous les vivants
et morts qui sont ensemble le visage
éploré du dieu
4
ô mère mère avant qui nous gardait
là-bas de la peur / regarde / écume ici
oui émue encore tout éblouie dedans
par l'éclat de sa propre apparition / je
me souviens / on ne voyait rien d'abord
c'était beau c'était comme une seule
immense immaculée peau devant nous
tendue oui toute nue intacte encore
au-dessus du gouffre et le masquant
et l'annonçant / regarde tu disais / et
tout revenait / les vivants et les morts
d'avant avec les couleurs de la vie /
rose et bleu oui et lilas entre les deux
quand ils finissent par se toucher /
tous les corps et tout le merveilleux
décor et c'était chaque fois comme si
tout de nouveau était ensemble
chassé du paradis
5
quitte-moi, dit chaque mère à chaque
enfant. (C'est le monde. C'est l'errance.
C'est la mort)
dit quignard et c'est
ça très exactement qui nous abandonne
l'un à l'autre comme un à sauver
tu es là tu disais tu me tenais la main
on pleurait
cœur tu es mon cœur tu disais tu es
le visage d'avant dans moi revenu
manquer
c'était loin je me souviens. Au-delà
des plages encore et des cachettes
après les plages où allaient les amants
secrètement la nuit et on était seuls
maintenant nous aussi face au grand
vide sans nom là-bas où va la barque
des morts à la fin et j'avais peur
je me souviens c'était sur l'image de l'ange
déjà au-dessus de mon lit
où je jouais / rappelle-toi / au bord
du torrent avec toi et j'avais peur
déjà de tomber oui d'être emporté
moi aussi et je disais tes noms / anne
anna anka etc. / et toi les miens et
ça suffisait pour nous sauver
nous nous promettions
tu seras là n'est-ce pas oui
tu me tiendras
oui
nous répétions les mots premiers
qui sont pour retenir dans la vie
Gérard Haller, Le grand unique sentiment, éditions Galilée, 2018, 96 p. 15€.
En vis-à-vis du début de cette deuxième partie du livre, la reproduction en noir et blanc d'un tableau attribué à Edward Munch, zwei Kinder am Strand [ deux enfants à la plage]. Reproduction de ce tableau
Sur le site de l'éditeur :
" Trois peintures, trois poèmes pour approcher la même scène. Intime et commune. Infinie, ouvrant elle-même sur la nuit sans fin d'avant les images et les mots. D'avant le Livre. Rien avant : la scène est d'origine, où viennent ensemble nos corps seuls et les mots pour nous tenir debout. Ceux pour appeler et ceux pour adorer. Pour nous abandonner l'un à l'autre comme celui à sauver. C'est chaque jour, chaque nuit. Deux s'apparaissent, et c'est eux maintenant le visage mourant du dieu et un crie " Viens ! ". Alors ça recommence, le grand unique sentiment : ça qui revient depuis le commencement, chaque fois, demander l'impossible. Franchir ainsi quand même l'abîme entre nous du ciel. "


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