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(Note de lecture) Jean-Christophe Bailly, "Un arbre en mai", par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

L’or du temps du mois de mai

Jean-christophe Bailly  un arbre en mai
Avant le grand déferlement de livres sur Mai 68 dont on va fêter le cinquantième anniversaire, paraît le petit texte, initialement écrit puis abandonné il y a près de quinze ans, repris et achevé, par Jean-Christophe Bailly, Un arbre en mai, au Seuil.
Il s’agit de laisser remonter le souvenir, sans nostalgie perceptible, d’une période correspondant à un printemps historique, politique mais aussi personnel. Par là même il interroge, comme il l’avait fait dans ce superbe livre Tuiles détachées (à rééditer toutes affaires cessantes), la notion de passé, ce que c’est, quelle en est la part réelle, inventée, rêvée. En rendre la couleur et la colorisation que lui donne la mémoire. Mai 68 c’est aussi le son d’une époque, manifs, barricades, cris, poursuites, bruits mats, chants. C’est aussi l’écriture sur les murs, tous les slogans qui sont restés dans la mémoire collective. Un printemps inabouti, un moment adolescent, « nietzschéen » dans son irruption inattendue. Quelque chose de joyeux, le souligne tout de suite Bailly - c’est peut-être ce dont nous pourrions avoir une grande nostalgie, que nous ayons connu mai 68 ou non. C’est une « visite » de cette époque, qu’il nous propose.
La figure de l’arbre en mai évoque aussi bien les arbres plantés au printemps par les romains et les gaulois que, bien sûr, les fameux arbres de la liberté, très décorés, plantés par milliers au moment de la révolution française. Sensible à cette figure, ainsi qu’à la terre, Bailly a beaucoup étudié le paysage, ayant longtemps enseigné à l’École Nationale Supérieure de la Nature et du Paysage de Blois et travaillé avec l’architecte Alexandre Chemetoff, (lire par exemple chez Arléa Changements à vue ou Une image mobile de Marseille, sans parler du déjà « classique » Le dépaysement, au Seuil, et écrit plusieurs livres avec des photographes de paysages).
En mai 68 il a 19 ans, il veut déjà être écrivain et ce printemps ainsi que sa fin le mèneront définitivement vers ce choix d’écart. « Nous voulions exister » : sitôt cette proposition faite, il interroge ce « nous », « mais quel était ce nous ? Une génération ? », non, plusieurs, plusieurs classes sociales aussi, ce qui est si rare, le temps de rêver « commun » mais aussi de faire, d’être ensemble, d’espérer autre chose… De sa trajectoire personnelle, Bailly donne aussi quelques éléments. A la fois très impliqué dans le mouvement (Jeunesse Communiste Révolutionnaire, trotskyste) et déjà plutôt intéressé par une démarche individuelle vers l’art, l’écriture. « Un promeneur », dit-il, « c’est par des poèmes et des tableaux qu’évidemment je m’ouvrais à une logique du refus… », pas le refus des événements de mai mais de se cantonner au seul militantisme. La jeunesse refuse la raison, la soumission, cherche « la vitesse, l’éblouissement » que propose ce mois de mai. Paris mais aussi d’autres villes flambent de désir. Bailly décrit les barricades, les émeutes, les zones de repli, un petit cœur de Paris qui brûle avec tout son réseau annexe, très précis par le nom des rues tout en lui donnant la teinte fantomatique du souvenir. C’est un livre d’écrivain, celui qu’il est devenu.
Charme infini de ce texte qui ne défend rien que « la dilatation » du souvenir, « l’or du temps » cher à Breton et rappelle tant de pages de Benjamin ou de Sebald. C’est très beau.
 « Une émeute de grande envergure est juste un parfait objet fractal » : Fidèle à ce procédé qui n’est pas consciemment le sien (rien d’une méthode) mais que l’on retrouve tout au long de son travail dans des livres très différents, ce tuilage est fait de tout ce qui s’entrepose, se recouvre mais aussi se déforme, se transforme, maillage, filage, la trame de la mémoire, ces « images passantes », ce mouvement incessant, inquiet, qui forme malgré lui un petit tout, à la manière des romantiques allemands.
Dix ans furent nécessaires pour émerger de ce printemps devenu mythique, qui ne réussit pas à tous, nombre ne s’en sont pas remis… Lui traite ce passage avec sa sobriété coutumière : « Je me rendis compte que l’herbe n’avait pas besoin d’être "folle" et que la vraie folie était qu’il y ait de l’herbe », il fallut sortir alors de ce qu’il appelle sa « maison lyrique », tout quitter pour mener seul sa barque (la yole qui lui est chère depuis Tuiles détachées et sans doute avant), laisser en mai les restes du surréalisme et se mettre à écrire ce qui lui ressemble.
 « Ainsi va la pierre du souvenir, en ricochant… », à la fois témoignage, évocation, fidèle à ses longues phrases rêvantes, ce petit Arbre en mai mérite bien de se tenir haut dans la floraison de livres à venir sur ce qui reste aussi comme un Landscape after the Battle, comme dirait Wajda, un paysage après la bataille, qui n’a pas tout à fait eu lieu. Cela donnera encore le « no future » dont il faut aussi se remettre. Peut-être en relisant Nietzsche.
Isabelle Baladine Howald
Jean-Christophe Bailly, un arbre en mai, Seuil, 2017, 80 p. 10€


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