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(Note de lecture) Gérard Haller, "Le grand unique sentiment", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Ce grand unique livre forme un triptyque constitué de trois poèmes, chacun se déployant à partir d’un tableau et d’une citation, les tableaux étant reproduits en noir et blanc en tête de chaque section. « L’ange nu » est une méditation dont la double origine renvoie à la toile de Kupka, La petite fille au ballon (1908), et à un fragment des Sonnets à Orphée de Rilke, « Heureuse terre, à présent que tu as vacance, // joue avec les enfants. Nous voulons t’attraper // joyeuse terre. Et gagnera le plus joyeux. » (1) « L’adieu » prend sa source dans Zwei Kinder am Strand (1904) de Munch et un extrait de la Quatrième Élégie de Rilke, « Qui donc, jamais, s’est assis sans angoisse // devant le rideau de son cœur ? // Il s’est ouvert, voici : la scène est celle de l’Adieu ». « Komm », enfin, commente et poursuit La lutte de Jacob avec l’ange de Rembrandt (1659), cette fois croisé avec un extrait de La Rose de personne de Paul Celan : « Va. Viens. // L’amour efface son nom : il // s’écrit vers toi. » Ces références cadrent un imaginaire et un espace que les citations internes aux trois poèmes (Hölderlin, Kafka, accompagnés également de Quignard, Duras ou Derrida) complètent : Allemagne, langue allemande, Europe du Nord et Europe centrale, patrie — il faudrait presque dire matrie — et Heimat de Gérard Haller. L’écrivain y entend sans doute une expérience ou une parole originaires auxquelles les trois prières rendent hommage. Ce grand unique sentiment (2) c’est celui qui est porté par l’ange, l’être qui sauve, accompagne, aime inconditionnellement, et qui pourtant n’est jamais très loin de Angst, ce terme allemand signifiant la peur et l’effroi, l’abîme de la solitude. De l’ange à Angst, donc, il n’y a qu’un pas, qui peut faire chuter dans le néant : deux lettres séparent et lient tout à la fois ces deux modalités d’un vivre vertigineux que cet ensemble conjugue dans une variation chiffrée, celle du 9 (2 fois 9 sections pour les deux premiers ensembles, 9 fois 9 sections pour le dernier panneau, qui est aussi le plus étendu).
« L’ange nu » est un être sexué, une petite fille ou une adolescente, Émy l’aimée, dont la voix déterminée et déterminante est restituée dans de courts fragments de discours direct. Le grand unique sentiment, c’est d’abord une proposition d’amour qui fait le lien entre les mots (« tu veux ? », « tu viens ? ») et le corps (« venir entre les corps ici séparés//de la lumière »). Neuf courts chapitres versifiés disent cette invitation à l’amour et à une première fois, celle de la rencontre érotique. Venue, apparition, l’épiphanie dit précisément l’union des cœurs, des peaux, des chairs, qui double et poursuit celle que le cosmos ne cesse de rejouer depuis la nuit des temps : les noces de la terre et du ciel. « L’adieu » est un poème d’adieu d’un fils à sa mère et de la mère à son fils, dont les accents rappellent Fini mère, publié en 2007 chez le même éditeur. Certains vers apparaissent comme des variations du magnifique titre Le grand unique sentiment, dont le lyrisme romantique est cassé par la double antéposition des adjectifs « grand » et « unique », qui rappelle la syntaxe allemande, matrice de l’expression. « la même/écume émue encore toute blanche », « c’était la même scène déjà de l’éternel/adieu » déploient ce sentiment filial et maternel. Il se dit désormais par et dans les mots d’un écrivain qui actualise un art poétique murmuré par les dernières paroles maternelles : « liebe ich liebe dich etc./c’est là//tu as dit chez nous : dans les mots//seulement qui sont pour garder//vivant dans nous le promis ». « Komm », enfin, peut s’entendre comme un ordre proféré par un être qui pourrait recevoir les traits de l’ange, mais aussi de Jacob, voire de Saskia, la femme de Rembrandt, ou de Rembrandt lui-même, à moins que ce ne soit Genet qui commente Rembrandt, ou Paul Celan qui s’adresse à Ilana Smueli, Kafka à Milena, Hölderlin à Suzette Gontard, une mère à son fils, une presque ombre à un corps des plus fragiles. À chaque fois en tout cas, il s’agit d’une lutte et d’un abandon, d’un corps-à-corps et d’une étreinte d’avant le Livre, d’avant le commencement, ici scénarisés et théâtralisés. Les fragments poétiques sont ponctués et cadrés par des temps de pause, des noirs et des silences. Le texte les inscrit à même la page sous forme de notations qui font penser à la partition d’un régisseur. Les variations concernant les polices et les tailles des caractères, la présence de crochets, font, à leur tour, image : si Rembrandt a peint une lutte érotique, Gérard Haller décrit une scène mouvementée dont il souligne la dimension temporelle. Le texte redonne corps au visible, fait voir et dissimule la durée, joue de la lumière et de l’obscurité, invente un clair-obscur qui ouvre une nuit parsemée d’étoiles filantes : chaque mot est un phénomène lumineux, un météoroïde traversant la page cosmique. Simonide disait que la peinture est une poésie silencieuse, et que la poésie est une peinture qui parle…
Anne Malaprade
Gérard Haller, Le grand unique sentiment, Galilée, 2018, 86 p., 15 euros.
1. Le //signifie passage à la ligne d’un vers à l’autre ; Gérard Haller ne l’utilise pas. Le / est un signe auquel l’écrivain a recours à l’intérieur même de ses vers pour les couper, les rythmer, les ponctuer.
2. Le titre est emprunté à Suzette Gontard, muse et grand amour de Hölderlin.


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