Magazine Culture

(Note de lecture) Aurélie Foglia, "Grand-Monde" par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Grand-monde-gfIntrigué par ce tiret, Grand-Monde, en couverture et page de titre, alors qu’il n’est pas repris lorsque les deux mots réapparaissent page 62, « il y a grand monde ». Le tiret ne renvoie pas non plus aux deux expressions figées pour indiquer un nombre important de personnes, ou pour désigner l’élite sociale. Il est peut-être là pour indiquer une traduction littérale de « macrocosme », la grande nature, par opposition au microcosme humain ? Je ne sais pas. En tout cas, le livre vise le règne végétal et plus précisément l’arbre, le peuple des arbres, avec un peu de ciel, de vent, quelques oiseaux…
Précisons d’entrée qu’il ne s’agit pas d’un livre écologiste, au premier degré du moins, dans un sens militant, engagé, avec message clair sur les ravages de la déforestation par exemple. Mais pas non plus d’une poésie qui serait essentiellement descriptive, paysagiste, à la façon des peintres romantiques ou impressionnistes. L’enjeu semble être, pour l’auteure, d’exprimer sa sensibilité à l’arbre, ou plus exactement, sa relation à l’arbre. Florence Trocmé écrit justement dans une note du Flotoir (25/04/2018) à propos de cet ouvrage : « Il n’y a pas d’être-arbre possible. Mais il y a un entre soi et l’arbre (…) où s’écrivent les poèmes de ce livre. »
Toute la première section de Grand-Monde travaille cette tension entre la conscience d’une séparation et celle d’une proximité entre les arbres et les humains : « ils/il », « nous/je ». L’auteure ne bascule pas au tutoiement, le poème ne devient pas dialogue, l’arbre reste « il », extérieur, dans son « règne » et son ordre. Toute une série de formes négatives constatent cette distance, dès la première page : « Ils n’ont pas bougé », « Ils n’ont pas besoin », « Ils ne rentrent pas » (p.9) ; par la suite, « Ils n’ont rien », « Ils n’ont pas le pouvoir » (p.10), « Ils ne s’imaginent pas » (p.11), « Ils ne répondent pas » (p.12)… La séparation se précise et s’accentue : « Ils ne nous pèsent pas » (p.18), « Ils n’ont pas souvenir (…) Ils ne sont pas juges (…) Ils ne nous souffrent pas » (p.39). Il y a donc écart marqué, mais l’humain désire la rencontre, projette ses sentiments : reconnaissance (« Ils nous ont élevés », p.19), admiration (« Ils disent juste / ce qui est haut loin (…) évoluent au-dessus / de l’homme moyen » même s’ils « n’iront jamais jusqu’au / je », p.15), compassion (« captifs / Ils ne sont plus dans leur élément » p.14), jugement (« ce sont animaux / qui ne craignent pas l’homme / sauvages // Ils ont tort » p.19)… Il y a bien relation, mais elle est déséquilibrée : les arbres sont « hermétiques à l’histoire / imperméables à la pitié (…) non pas hostiles / extérieurs » (p.38), mais « nous creusons nos lits/dans leurs bras // par quelle opération sauvage habitons / nous leurs corps » (p.37).

Les deux sections suivantes poursuivent cette interrogation dans une sorte de variation jusqu’à épuisement : « j’ai pris mes arbres // orchestre vide //et je les ai tordus je les ai / poussés à bout // comme ceux qui espèrent en tirer / quelque chose // du vent » (p.48). Néanmoins, dans la troisième section, Ils nous font, le rapprochement je/arbre se renforce jusqu’à une forme d’identification ou d’incorporation : « on se demandera // je ne sais pas vous / ce que ça fait d’être /arbre // si ce monde vous semble parlant / entre vos branches basses // ou vous étouffe »(p.68), « marcher avec les arbres me va », «  voyant la forêt / c’est chez moi », « cet arbre se tient/tellement là/harcelé par le vent (…) il me sert / sans s’en douter / de colonne vert // ébrale »(p.71).
Les trois dernières sections demeurent dans la variation sur le thème, mais avec des modulations, des approches assez différentes. Hors-lieu développe un « paysage » avec « fleuve » mangé par le développement urbain dans lequel ni l’arbre ni la poète n’ont leur place : « je n’ai pas lieu / la banlieue aveugle » (p.84). Dans ces pages, le « je » devient équivoque, flottant : on pourrait penser que l’arbre a pris la parole et murmure une sorte de blues de sa condition urbaine, si à certains moments tel ou tel accord grammatical ne ramenait le « je » à la poète : « je serai là / campée au présent simple » (p.88). Mais c’est la même mélancolie qui s’exprime, la même nostalgie, aussi. « la vie se défile » (p.95), « Tapis roulant le temps passe / tant // la Marne s’en va le sens / dans le même »(p.96), et les rêves de vie heureuse deviennent illusions perdues (p.88).
Fûts (5° section) se distingue par l’écriture et la mise en page du poème : une prose non ponctuée, coupée de blancs, et disposée en colonne assez étroite, en milieu de page. Cela peut rappeler un tronc d’arbre, un « fût ». On passe un degré de plus dans le rapprochement entre les règnes : « sur maternelle la forêt (…) ses branches se pendent à mon cou fusionnelle la forêt (…) dans ce passage je me prends pour un ramier une poète un tronc bref je suis parmi » (p.107).
La dernière section, Traité d’état physique, revient à une écriture en vers libre assez aéré par les blancs, et accomplit une sorte d’union rêvée selon un érotisme particulier : « je ne suis pas très je / dans mon bain d’arbre (…) si de l’ombre de frêne / était une femme je la serais » (p.129), « mes arbres sont en rut » (p.131), « et moi qui sors qui dois sortir de moi / je rapide m’habille en arbre » (p.122), « j’ai toujours attiré les arbres rouges »(p.123), « un arbre de fenêtre // à force / de m’avoir fixée // m’empale sur ses / branches rouges » (p.123).
Si la ligne d’ensemble du livre est simple et prenante, l’écriture dans son détail est complexe, très travaillée. Le lecteur peut s’interroger sur le sens et la fonction de l’italique, ou du décrochement de certains passages par rapport à la marge de gauche ; le poème y gagne d’un point de vue plastique pour l’œil, mais cela crée une sorte de dédoublement ou de strates de texte qui demeurent énigmatiques. Il en va de même pour les coupes et rejets à l’intérieur des mots ; cela donne parfois des effets intéressants (« malgré leurs doigts cas / sants tricotent l’éter // nité » (p.62), « im presque / mortels »(p.64)…), mais cet effet, s’il est trop appuyé, semble ornemental, ou pur jeu sonore : « mon fût plonger avec / le temps //dans les déc / ombres (p.77), « l’hiver se roule sur moi / même // aussi n’ai-je pas // toujours un un / ivers » (p121).
Ce livre surprend, et retient, par sa façon originale et personnelle d’interroger la relation humain / végétal, sans retomber dans une vision romantique de la nature. Il s’agit plutôt d’exprimer par le poème ce lien intime, peu clair mais aussi puissant que fragile, qui unit deux modes d’être vivant, radicalement différents et pourtant si proches. Le poème ici n’est ni directement philosophique, scientifique ou politique ; autant qu’une esthétique, il vise à exprimer cette part muette de nous-mêmes que l’on peut nommer émotion, sensibilité, ou « activité de contempler » (p.72).
Antoine Emaz

Aurélie Foglia, Grand-Monde, Editions Corti, 2018, 140 pages, 18 €


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines