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(Note de lecture) James Sacré, "Écrire pour t’aimer ; à S. B.", par Régis Lefort

Par Florence Trocmé

 « La jambe secrète de la poésie »

James sacré  écrire pour t'aimer
Les éditions Faï fioc, créées en 2014 par Jean-Marc Bourg, publient le livre de James Sacré, Écrire pour t’aimer ; à S. B., augmenté de S. B. hors du temps – le livre avait été publié aux éditions Ryôan-ji (André Dimanche), en 1984, à Marseille, avec des reproductions d’empreintes de Claude Viallat pour la couverture, mais il était indisponible. Cette nouvelle publication, enrichie de la dernière partie, constitue un nouveau livre et permet de redécouvrir un ensemble emblématique de l’esthétique du poème de James Sacré.
En effet, selon son avancée singulière de verset, où le vers est tombé dans la prose ou vice versa, on retrouve avec bonheur, outre un livre adressé à S. B. « en même temps qu’à d’autres », une langue à la fois simple et émouvante. Si cette langue « remue [l’émoi du poète] avec le bruit des mots », le nôtre l’est tout autant. Peut-être, aussi, une forme de gauchissement est-elle à l’origine de cette émotion : il s’agit ici de « raconter comment c’est quelqu’un qu’on aime bien, d’être avec » ; et nombre d’expressions disent ce gauchissement, comme une maladresse. Le poète semble également mettre en garde : « faut-il pas se méfier autant de croire / Que l’écriture peut briller à cause de son fond mal connu » ; et il avoue qu’il fait inévitablement appel à un « souvenir mal précis » et qu’il « s’empêtre dans cette histoire d’amour » quand son langage ne s’épanouit que dans un « silence et [des] mensonges mal musiqués ».
Devant sa difficulté à dire, il s’en remet à un « ange inventé », mais il est toujours malaisé de dire l’amour, d’encourager le verbe « aimer ».
  Comment célébrer avec assez de ferveur et de convictions parlées
  N’importe quel ensemble de gestes que ton corps magnifie
  À cause d’un sentiment (tellement vite, mais souvent)
  Qui fait chaud ton sourire ?
Il faut encore compter avec des sentiments « mal dépris les uns des autres », « des sentiments mal clarifiés ». Pourtant, une musique s’épanouit « en de la tendresse et le silence battant du cœur », qui intègre « l’inutile tourment d’écrire ». Et, finalement, dans « la difficulté consentie », dans l’hésitation dépassée, le gauchissement se mue en « la jambe secrète de la poésie ».
  Ce que veut dire le verbe aimer j’ai pour en mesurer l’impact,
  Les gestes d’aujourd’hui ou bien l’insensée rêverie
  Qui me revient souvent, l’espèce de bonheur qui bat,
  Pas plus dans mon cœur, en fait, qu’il n’est installé
  À des endroits plus intimes de mon corps ; je garde
  Auprès des miennes tes lèvres qui dorment.
Aimer est convoqué selon une déclinaison de l’intime : le geste, le timbre et le volume de la voix, le corps, mais aussi l’indécision, la solitude ou le temps. Non pas l’intimité, pour reprendre une différence établie par François Jullien dans son essai De l’intime, car celle-ci « fait tomber l’élan » et « raidit [le sujet] dans ses traits », mais l’intime dans lequel « sont ébranlés les rapports traditionnels du dedans et du dehors »1. L’intime fait « basculer le lecteur de son dehors dans ce dedans partagé, il crée “l’entente” humaine sans avoir à l’expliciter »2. Dans le geste intime, ainsi sont les poèmes de ce livre, se révèle « ce qu’on porte au plus profond de soi »3. Le corps est le poème et le poème est le corps. Le cœur y bat son rythme à la mesure de l’intime ; il n’est pas question d’atteindre la vérité, car celle-ci est « mal discernée », mais « de toucher à de la vérité ».
Nulle pudeur dans l’intime. « Il y a c’est sûr des mots pas faciles à mettre dans cette histoire. / Des mots qui sont comme du linge et des affaires intimes. » Et l’on peut lire « slip », « poil », « bite » ou « cul », mais ces mots n’ont rien d’obscène, ici, ni ne disqualifient l’intime : « Mais pourquoi tant s’indigner que je cause d’affaires intimes, c’est / Pas moins grotesque en somme que n’importe quoi d’autre. » Peut-être faut-il lire ces mots comme une façon de battre en brèche la crainte de tomber dans la « mièvrerie », dans le cliché ou dans « d’insignifiantes niaiseries » : la méfiance à l’égard « des sentiments qui profitent des dimensions de la nuit » ne doit jamais cesser.
Le poème fait-il son geste de poème, qu’une façon de dire je t’aime le traverse « dans le silence battant du temps ». On le voit, du « silence battant du cœur » au « silence battant du temps », il s’agit de peindre le passage comme dirait Montaigne. Mais une question se pose alors : si le cœur, c’est le temps, aimer, c’est le temps, alors comment le poème peut-il restituer la complicité et la proximité avec l’être aimé et ce, même hors du temps ? En effet, aimer est peut-être « du temps distendu ». Le poète doit-il alors « introduire du temps dans les choses » et sous quelle forme, car il ne dispose que des « mots de tout un chacun ». Peut-être suffit-il de « mettre ensemble des mots qui musiquent » et un peu de silence, d’être simple sans être banal ou, justement, banal.
On en revient à une langue simple et émouvante. Mais il faut comprendre cette simplicité comme l’élégance même du poème, comme la voie d’accès à une grande profondeur. Le poème de James Sacré emmène le lecteur dans sa phrase et possède cette puissance heureuse de « bousculer le cœur ». Le poète a beau se demander « Redire dans un livre à nouveau publié / Ce qui fut dit dans le vivant / Si ça reste vivant ? », nul doute que l’on éprouve une émotion intacte, un plaisir renouvelé, et que se déploie du vivant.
Le poème est la présence même. Si le titre « Écrire pour t’aimer ; à S. B. » semble annoncer le livre comme le seul lieu possible de l’intime, celui-ci se révèle être, dans le même mouvement, la présence continuée d’une parole gardienne du temps. Il n’est, par ailleurs, pas certain qu’une quelconque nostalgie élise domicile dans le poème de James Sacré, le vivant n’y prendrait peut-être pas racine, et nous lirions alors seulement le livre comme un ensemble de souvenirs – camion, paysages, chèvrefeuille, campagne. Or, il s’agit du « vivant ». Que dit ce « vivant » ? Il n’y a rien de nécessaire sauf être là, à chaque instant, de plus en plus. Le temps du vivant poème prend le pas sur le temps mort des horloges. Il est la proximité dans l’absence. Hors du temps, c’est dans le poème.
Régis Lefort
27-30 avril 2018
1 François Jullien, De l’intime, Paris, Éditions Grasset, 2013, p. 43 et p. 26.  
2 Ibid., p. 110.
3 Ibid., p. 47.  
James Sacré, Écrire pour t’aimer ; à S. B. suivi de S. B. hors du temps, Éditions Faï fioc, 2018, 101 p., 10€.


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