Magazine Culture

(Note de lecture) Jean-Yves Bériou, "La Confusion des espèces", par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé

Jean-Yves Bériou  la confusion des espècesLa proposition fameuse de Paul Éluard, « il y a un autre monde mais il est dans celui-ci » s'applique on ne peut mieux à la poésie de Jean-Yves Bériou, une poésie où le merveilleux n'est nullement un horizon inaccessible, transcendant, mais une réalité purement immanente, tout de suite présente par les sensations et les images, tel ce « ciel de tourbe » où l’ascendant et le matériel viennent se conjoindre, s’accorder presque aromatiquement. On peut humer le lointain, on peut même le boire comme on boit un alcool fort.
L'autre monde – il faudrait ici une majuscule, l’Autre monde, car la référence à la civilisation celtique est forte chez ce poète (1) – ne se tient pas ailleurs que dans les plis chamarrés de celui-ci, non pas donc au repli du monde mais à son dépli, non pas au revers de ce monde mais à son dévers : soit à l'endroit où sa pente lyrique est la plus forte, où la cataracte est la plus assourdissante. L'image n'a pas chez Bériou un caractère spéculatif, théorétique ; la poésie n'est même pas la production d'un sens, elle est bien plutôt la réception de tout ce qui dépasse le sens, de ce qui le détruit par profusion. Le poème n’ordonne pas mais précisément se tient là où tout vient ensemble, très vite et très immédiatement, sans qu’on n’y puisse rien distinguer qu’un désordre lumineux, un battage d’émotions et une « confusion des espèces », une inséparation.
J’ai dit la vérité et je n’ai rien dit. J’ai dit l’amour et je ne sais ce que j’ai dit. J’ai dit la mort et j’ai dit que je dis l’amour. Les choses nous attendent derrière les haies. Il n’y a pas de haie qui tienne, les phoques glissent du rocher avec indifférence et la mer est absente de sa grande ombre grise, de ses étendards déchirés, de sa mémoire et de sa rage. À nous aussi, la rage est familière. Ses ossements qu’on ronge en riant, ses seins d’écume et sa douceur de vivre. C’est la rage et c’est l’amour.

Tout est pareil : la rage et l’amour, la présence et l’absence, la révolte et l’acquiescement, le merveilleux et la mélancolie. Le tragique ne se résout pas, ne se résout jamais. Il demande seulement l’acceptation du tragique, c’est-à-dire aussi bien son refus aveuglé, ébloui. Le plus étrange et le plus émouvant dans cette poésie est que l’émerveillement devant la beauté du monde est aussi une lassitude, un découragement, mais en quelque sorte un découragement content parce qu’il est la reconnaissance de la prévalence et de la supériorité de tout sur ce qu’on pourra jamais en dire, en penser. D’ailleurs on ne pense pas tellement, dans cette poésie et ailleurs (partout), on est simplement le sujet du monde : non pas du tout comme subjectivité créatrice, comme instance agissant sur le réel, mais comme celui qui est assujetti au monde, soumis à ses aléas aussi dangereux que fabuleux. S’il existe un lyrisme où le moi n’est pas souverain, où c’est le monde qui l’est, c’est bien dans les poèmes de Jean-Yves Bériou qu’on peut le rencontrer.
Ce qu’il y a de particulièrement émouvant dans ce recueil, c’est bien pourtant aussi sa dimension personnelle. Il témoigne du regard d’un homme dont la santé est atteinte. La maladie affaiblit les organes et ralentit les gestes, la mort rôde, frôle la conscience comme pour l’aiguiser ; mais tout est vivant autour d’elle, extrêmement vivant, c’est-à-dire intact et intouchable, l’impossible étant l’une des qualités tangibles de ce qui est. Une certaine confusion règne, qui n’est pas celle d’un esprit confus mais celle au contraire d’un esprit conscient de ce que la présence et l’absence s’équivalent, de ce que l’oubli, la perte, la fuite de choses les font vibrer autrement, supérieurement, comme par un surcroît d’existence. Cela s’appelle la mélancolie, cela s’appelle la poésie.
Laurent Albarracin

Jean-Yves Bériou, La Confusion des espèces, Pierre Mainard éditeur, 2018, 77 p. 14 €
1. Signalons ici la parution aux Editions La Nouvelle Escampette d’un choix de poésie irlandaise ancienne traduite par Jean-Yves Bériou : Moi, faucon sur la falaise, 2017, 119 p. 13 €.
Lire un extrait de ce livre.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines