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(Note de lecture) Carl Rakosi, "Amulette", par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

Carl Rakosi  AmuletteLa poésie peut-elle avoir les vertus d’une protection, qui ne reposerait pas sur une magie quelconque, plutôt sur la possibilité d’une vigilance, les bienfaits d’une écoute ? Par son titre, le recueil anthologique Amulette de l’américain d’origine hongroise Carl Rakosi (1903-2004) donne un usage possible du poème, par l’approche d’une réalité concrète d’où ne s’absentent ni le fantasme ni le songe, la croyance ou la représentation. Dans sa structure interne, parfois son dénouement, cette poésie questionne avec finesse le spectacle du monde. La précision se fait dès lors sœur de l’observation, au sein d’une écriture qui prend à son compte, voire à sa charge, l’Histoire des États-Unis. La poésie n’est pas ici révélation ou capture des muses ; elle n’est pas inspiration. Elle est impression. À condition que sa vraisemblance ne soit pas liée aux charmes de l’affect, qu’elle puisse (le terme éveille un voisinage immédiat) objectiver ce sur quoi elle porte son attention. Elle ne connaît d’autre vérité que ce qu’elle énonce – et ce vers quoi sa pensée, sans abstraire ou s’abstraire, se dirige. Le poème, non d’ouverture mais de commencement, d’Amulette induit pareil acte de foi. Son titre en est le premier vers, liant l’annonce d’une perception à l’immédiateté de l’écriture poétique : « Le poème // entre / comme le coup / de l’océan/ sur ma tête // et sort / comme un modèle réduit / dans le monde / sentant / comme une rose, / hein ? » Tout y est : le premier mot devient à la fois sujet et objet du poème ; une perception de l’immensité n’engendre que l’en-soi d’une pensée ; plus beau encore : le poème devient partage immédiat. Passé par l’esprit (ici une tête « sonnée »), il est déjà dehors, à l’épreuve du monde, chargé de sa vérité, non sans humilité (« modèle réduit ») et non sans humour devant sa condition (« sentant / comme une rose »). Le « hein ? » final considère le lecteur comme un frère en ironie, à même d’éconduire la prétention du poème sans en annuler l’espérance. Journal d’une Amérique perçue dans ses héritages et son essor permanent, Amulette lie intimité du poète parmi les siens, de l’enfant à l’animal (comme cette autre définition, par le titre, de la poésie : Extraits d’une vie privée, où toujours se prononce avec inventivité une forme d’extraversion : « J’entends le pouls de mon oreille trotter / comme un cheval sur l’asphalte, / et la montre sous mon oreille chante / comme du verre vénitien. »), et étude d’une civilisation au sujet de laquelle Rakosi conclut dans la suite Americana : « Là résolument sur ses jambes historiques / délimité de tous les côtés / par (comment est-ce en majuscules ?) / Dieu et le dur labeur / voilà le dix-neuvième siècle. » De l’épopée personnelle, même si elle prête à se moquer de soi, à l’épopée d’une nation, Amulette brasse sans excès, quoiqu’avec une générosité alerte, de nombreux éléments : le poète, les autres (les portraits affluent, du voisin au bluesman), puis les sujets se multiplient comme une sortie dans le monde. Il s’agit alors de se rendre au-delà du continent, de se souvenir d’un monde (la Hongrie, l’Europe) d’où provient le jeune juif Rakosi ; de regarder ensuite la terre américaine, prête à défendre le continent européen en cas de guerre, prôner une identité qui peut passer par le meurtre ou le racisme (ainsi le poème À un antisémite « Alors toi menteur à la tête vide, / aussi impossible de t’offenser / que de croire te confier un ordre, // tu ne fus jamais à moins / de trois mille milles / du front. » Proche du mouvement objectiviste (via une forte amitié avec Zukofsky), Carl Rakosi essaie de trouver une pratique lucide du poème ; il le perçoit avant tout comme narration sensible de la vie d’un homme – de l’enfance à la vieillesse – et dans le même mouvement portrait d’une Amérique dont la mythologie s’articule dans un quotidien disparate. Cette diversité des approches passe également par des sujets littéraires (l’habile réflexion à fleur d’impressions de la figure du juif Shylock dans la suite Quatre personnages et un lieu dans Le Marchand de Venise). Brute, imaginative, sensuelle, fraternelle, la poésie de Rakosi alterne en chaque poème données et suggestions, réfutant l’ellipse, équilibrant intelligence littérale et réflexion, aimant la discussion quoique refusant le bavardage, éconduisant l’effet stylistique (qui pourrait avancer masqué) pour un usage du poème accolé à la réalité du monde.
Marc Blanchet

Carl Rakosi, Amulette, traduit de l’américain par Philippe Blanchon, en compagnie d’Olivier Gallon, La Barque, 2018, 205 p., 25€.


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