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(Anthologie permanente) Henri Cole, "Paris Orphée" (traduction de Claire Malroux)

Par Florence Trocmé


Henri Cole  paris_orpheeLes éditions Le Bruit du temps publient une traduction, signée Claire Malroux, de Paris-Orphée d’Henri Cole.
MON ONCLE MARIUS, le frère aîné de ma mère, adorait les canaris et à quatre-vingts ans, alors qu'il souffrait d'une maladie du foie et était devenu presque aveugle, ses oiseaux continuaient à faire ses délices. Il en avait dix-sept en tout — tous avec le même plumage ébouriffé jaune et bleu — et leurs yeux noirs et inquiets me rappelaient les aléas de mes vagabondages.
« Bouger beaucoup est un bon moyen de retarder le Jour du jugement », a déclaré un jour Paul Bowles, l'écrivain et compositeur américain expatrié... « Quand on s'est coupé de la vie que l'on menait et que l'on n'en a pas encore adopté une autre, on est libre... Si on ne sait pas où l'on va, on l'est encore davantage. » J'ai repensé aujourd'hui à cette remarque chez Deyrolle, la boutique du taxidermiste chez qui je me rends souvent et où je médite sur les jolis canaris aux couleurs de sorbet.
Il y a des années, avec mon oncle Marius, je suis allé à Château-Gombert, un petit village au nord-est de Marseille, où mon grand-père et son cousin sont enterrés dans une crypte, l'un au-dessus de l'autre, comme s'ils dormaient dans des lits superposés, chacun avec son petit portrait ovale en céramique au-dessus de la tombe.
Vers la fin de la guerre, sous l'occupation nazie, mon grand-père avait entassé les possessions auxquelles la famille tenait le plus sur une charrette tirée par une mule, et avec sa femme et ses enfants il avait fait à pied le trajet entre Marseille, où ils habitaient, et Château-Gombert pour attendre la fin du bombardement de la ville par les forces alliées.
CHEZ DEYROLLE, il y avait un bel engoulevent, oiseau que je connais par les poèmes de Sylvia Plath et d'Emily Dickinson. Cet oiseau nocturne, de taille moyenne, avec de longues ailes, de courtes pattes et un bec très court, niche sur le sol où le camouflage de ses plumes lui donne l'apparence de l'écorce et des feuilles sèches et le rend invisible la nuit. En anglais, on le connaît aussi sous d'autres noms : nighthawk, whip-poor-will ou goatsucker (tête-chèvre). Dans le poème qui porte ce titre, Plath écrit que, selon une croyance populaire, il tète le lait des chèvres pendant la nuit :
Les vieux chevriers jurent que toute la nuit
Ils entendent le froufroutement de l'oiseau
Qui s'éveille dans les ténèbres et jusqu'à l'aube
S'évertue à vider la mamelle gonflée des chèvres.
Lune pleine, lune noire, le fermier circonspect
Rêve que ses bêtes les plus grasses meurent de fièvre
Sous les griffes du Tète-Chèvre, l'oiseau du diable,
Son oeil, étincelant, un rubis de feu.
Dans son journal, elle y fait encore allusion : « Ai passé un après-midi vraiment agréable, pluvieux, à la bibliothèque, à m'informer sur les tète-chèvres... J'ai écrit huit vers du sonnet sur cet oiseau, très allitératifs et imagés. Le problème, cematin, ce sont les tercets. » Dans ceux-ci, elle réhabilite l'oiseau « décrié » (à la tête plate et aux yeux exagérément grands, nécessaires pour voir dans l'obscurité), qui « n'a jamais tété le lait de la moindre chèvre ». Comme un naturaliste, Emily Dickinson observait attentivement les fleurs et les animaux, en particulier les oiseaux. Son poème est plus gai que celui de Plath et dans son Cahier 12, elle lui donne pour titre « Branche de pin ». Il se compose d'une seule longue phrase :
Une plume de l'Engoulevent
Qui perpétuel chante —
Ses Galeries d'Art sont l'Aurore —
Ses strophes, les Printemps —
Son Nid d'Émeraude — les siècles le tissent
D'un Fil murmurant — mélodieux —
Son Œuf de Béryl, l'Écolier le cherche
À la « Récréation », Là-haut !
Dickinson avait sans doute trouvé une plume de cet oiseau, laquelle lui a inspiré une brève méditation. Le mot engoulevent vient du verbe engouler, avaler, et du substantif vent, parce qu'il vole le bec grand ouvert et avale l’air pour happer le maximum d'insectes. En anglais, il doit son nom de nightjar au cri âpre, discordant, qu’il pousse de son perchoir parmi les feuilles sombres dans le silence nocturne.
J’ai décidé que trois cent quarante euros était trop cher pyer pour un oiseau empaillé qui est un augure de mort et qu’on associe parfois à l’insomnie et à la folie.
Henri Cole, Paris Orphée, traduit de l'anglais (États-Unis)et présenté par Claire Malroux, Le Bruit du Temps, 2018, 176 p., 19€, pp.53 à 57.
Sur le site de l’éditeur :
« Ce livre, publié simultanément aux États-Unis par les éditions de la New York Review of Books, rassemble des chroniques parisiennes par le poète américain Henri Cole données au New Yorker. Il y mêle autobiographie, journal, essai et poésie en prose à des photographies, composant une sorte de « journal d’un poète américain » à Paris d’un genre nouveau, qu’il qualifie lui-même d’« élégiaque ».
La magie de ce livre, placé sous l’ombre tutélaire d’Orphée – figure du poète mystique, oraculaire, enchanteur –, c’est qu’il parvient à renouveler la vision que l’on peut avoir de la ville-lumière non parce qu’il chercherait à nous faire découvrir un Paris secret ou méconnu mais au contraire parce qu’il parvient à réenchanter les lieux, les clichés les plus « communs » de la capitale. Dans la préface à Terre médiane, le premier recueil traduit en français à nos éditions, Claire Malroux parlait de l’« innocence retrouvée » et même de la « candeur » qui se dégage de ces poèmes. Ce sont ces mêmes qualités qui permettent à Henri Cole de nous émouvoir à la lecture de ces croquis parisiens où les souvenirs de lecture (Rilke, Elisabeth Bishop, Dickinson), les évocations d’œuvres admirées surgissent sans cesse des lieux visités ou des personnes rencontrées (notamment son ami James Lord), donnant lieu à des rêveries, à des méditations où il s’interroge en poète, avec l’acuité sensible qui lui est propre (à la fois pleine de fraîcheur et pénétrante), sur ses liens amicaux et familiaux, sur la nature de la poésie et son rapport à la solitude, à son moi profond et à la liberté. »
Fiche biographique d’Henri Cole, sur le site de l’éditeur.
Et deux autres extraits dans Poezibao : ext 1, ext. 2,


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