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(Note de lecture) Pierre Vinclair, "Le Cours des choses", par Gérard Cartier

Par Florence Trocmé


Le devisement de Shanghai

Pierre Vinclair  le cours des choses
L’épigraphe donne le ton : nous sommes en Chine, à Shanghai, qui inspirait déjà la fin de Gestes impossibles (Flammarion, 2013). Le cours des choses, c’est le mouvement par lequel la Chine urbaine s’arrache au passé pour se ruer dans le nouveau siècle. Tout le livre est une tentative pour dire ce mouvement. De la ville mythique du Lotus Bleu, presque rien ne subsiste, et ce peu a un visage sinistre. La Shanghai d’aujourd’hui est une mégapole effervescente qui se hérisse chaque jour d’une tour nouvelle et s’étend inexorablement sur les marais de moustiques de Pudong, au-delà du fleuve. Le portrait qu’en trace Pierre Vinclair, son alphabéton, est peu flatteur : une ville de verre et de béton, de bitume, de néons, immergée dans un brouillard sale et jaune, asphyxiée par le trafic et hantée de « masques recouverts de masques ». Le cours des choses, c’est aussi le quotidien d’un expatrié (l’auteur a enseigné plusieurs années au lycée franco-allemand de Shanghai), ponctué de rencontres, de conversations, de scènes de rue, de visites à la librairie française de 武夷路… une matière anecdotique qui prend sens et relief dans la langue.
Qui a lu Pierre Vinclair devine que l’Histoire n’en est pas absente. Si le grand passé est à peine évoqué (le chapitre « Le Livre des merveilles », par exemple, ne fait qu’à peine allusion à Marco Polo), le recueil s’attache aux soubresauts de la Chine communiste, de la Longue Marche à la récupération de Hong Kong, en passant par les crimes de la Révolution Culturelle. Il est malaisé de faire poème de l’Histoire : la réussite est d’autant plus méritoire. C’est sur ce fond que se détache la Chine contemporaine, où triomphe l’Enrichissez-vous de Guizot, mot d’ordre qui revient en leitmotive dans le recueil. La très grande richesse (Ferrari, villas de luxe, piscines où nagent « des poissons femelles ») y contraste violemment avec la misère des paysans déracinés qui arrivent en ville en sandalettes de paille, portant « autour du cou leur collier de sapèques » et crachant un dialecte inaudible.
C’est un livre qui ne se laisse pas posséder d’emblée. Il faut s’accoutumer au contexte, s’initier aux patronymes, traduits littéralement du chinois (ainsi Confucius est-il « Maître-Trou » et Mao Zedong « Poil-Brillant-à-l’Est »), apprendre quelques idéogrammes (on se surprend vite à reconnaître 萍萍, Ping-Ping, la fille de l’auteur) et, surtout, apprivoiser l’écriture. Pierre Vinclair s’est doté d’une langue inventive, qui emprunte parfois à la concision du mandarin : « la voix soudain monter du ventre et traverser / poitrine de // son haleine » ; qu’il soumet ailleurs à une torsion grammaticale ou qu’il livre à une sorte de convulsion du discours, dont le sens se devine malgré, ou plutôt contre la syntaxe : « le lendemain je m’en vais donc / du treizième siècle au quatrième étage / trouver // mon corps d’une étagère à l’autre » ; une langue semée de petites énigmes : « les liasses du saint-suaire (billet de 100 / yuans) visage rond que vous aimâtes tant… » ; et assez souvent troublée d’incises – il s’agit ci-après d’élèves passant l’oral du bac de Lettres :
ils ont tenu de si
                  longs             discours
sur la disparition des dieux       la Sybille
Nerval       et la mystique
des paysages de lumières             Jaccottet
avec figures absentes    Orphée
le rythme      des images
ils savent réciter des vers de Hölderlin
Plus on y pénètre, plus le livre s’éclaire – il gagne donc à une seconde lecture, sans toutefois perdre une part de mystère.
Les poèmes sont taillés sur un même patron : des lignes irrégulières, souvent brisées en dehors des coupes naturelles, parfois au milieu d’un mot, qui zèbrent la page et se développent par sauts et gambades, qui font penser aux derniers cantos d’Ezra Pound. À ce rapprochement concourent aussi les idéogrammes qui parsèment les pages, qui ont moins un caractère d’érudition que d’instantanés, et l’insistance sur certains thèmes, en particulier l’argent : « usura : y a-t-il à / vivre quelque autre Renaissance ? ». Pierre Vinclair est sans doute celui qui, dans notre langue, se mesure de la façon la plus convaincante à Pound – non en l’imitant, mais dans un dialogue fécond – et critique. Cette référence est loin d’être exclusive, comme en témoignent les échos à d’autres américains, Cummings : « au milieu (du ch  viii emin d) »; William Carlos Williams, du fait de l’inclusion occasionnelle de proses ; et surtout Ginsberg, qui est l’occasion d’une réflexion active sur le pouvoir de l’écriture – les poètes sont-ils seulement la mauvaise conscience de leur temps ?...
(……………………….…) Ginsberg a-t-il
            rendu le monde meilleur ?  c’est vrai
                              c’est difficile à quantifier –
car le texte n’est pas
            la description de la bataille –
                                    c’est la bataille
…et sur la traduction, lorsque l’auteur juxtapose sa version d’un poème de Bai Juyi (époque Tang) à l’adaptation très libre qu’en fit Ginsberg. Des ombres plus anciennes s’immiscent çà et là, celle d’Ovide par exemple (« c’est Cimmérie chez nous qui descend sur la ville… »), de Dante (« fantômes traversant / le fleuve pénitents » etc.), ou de Baudelaire (« la pollution autour de nous hurlait »), donnant au Cours des choses une profondeur de champ qui était déjà l’ambition de Pound.
Cette lecture, on l’a compris, est loin d’épuiser un recueil foisonnant dont je citerai pour terminer deux vers puisés dans le registre intime, que j’ai à peine évoqué :

(…) passant léger, aussi libre que l’ombre
d’un cerf-volant – que le fantôme – ou que la mort.
Gérard Cartier
Pierre Vinclair, Le Cours des choses, Flammarion, 2018, 218 p., 18€
Lire un extrait dans Poezibao ou voir la fiche du livre sur le site de l’éditeur
Pierre Vinclair dans Poezibao :
extraits 1, Barbares (par J. Segura), Barbares (par F. Trocmé), un entretien (par Florence Trocmé), autour d’un fragment du Kojiki, entretien] avec Pierre Vinclair (par Matthieu Gosztola), 5/5 avec PDF de l’intégralité de l’entretien, ext. 1, ext. 2, "Une nouvelle célébration. Portrait(s) de Chongqing", par Guillaume Condello, feuilleton Terre inculte (sur the waste Land de TS Eliot) : 0 & 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25,  26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, (Anthologie permanente) Pierre Vinclair, "Le Cours des choses"


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