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(Notes de lecture) Henri Michaux, "Coups d'arrêt" par Antoine Emaz, et par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

Henri Michaux  coups d'arrêtJournée Michaux aujourd’hui dans Poezibao, à l’occasion de la parution de deux textes, Coups d’arrêt et Ineffable vide, aux Editions Unes.
Poezibao propose deux notes autour de ce livre, l’une d’Antoine Emaz et l’autre de Marc Blanchet. Elles sont données ci-dessous, à la suite l’une de l’autre.
Poezibao publie également quelques extraits de ces deux textes dans l’anthologie permanente.
Et signale également une autre parution récente, un livre de Catherine Zittoun aux éditions du Crépuscule, Zao Wou-ki, Henri Michaux, une amitié, dont sera extraite une « note sur la création ».
Henri Michaux
Coups d’arrêt suivi d’Ineffable vide
Editions Unes, 40 pages, 10€
Fiche du livre sur le site de l’éditeur
1. Lecture d'Antoine Emaz
Deux courts textes de Michaux, respectivement de 1975 et de 1969, sont judicieusement réunis dans ce petit volume. Le texte de Coups d’arrêt progresse par percussion de fragments en prose ; une écriture proche de celle de Poteaux d’angle. Mais les fragments sont ici sériés, en archipel. L’enjeu de cette suite est le rapport entre soi et « l’hominité », entre le « solitaire » et les « autres ». Aliénation générale et impossibilité d’échapper. Le début peut faire penser à Beckett pour l’évocation d’un monde naufragé où les êtres surnagent dans une absurdité qui colle. « A vau l’eau. A vau l’eau ou dos au mur » (p.11). « Violemment agitées les cages, mais toujours des cages » (p.12). « Criant, ils s’accrochent, ils s’accrochent. À tout prix, au moins une fois paraître à la terrasse. / Paix interdite aux avides. » (p.15)
Puissance de Michaux, avec des ressorts simples. Ici, le couplage de l’ellipse, de la condensation du fragment, et la redondance (répétitions, reprises pronominales, approximations successives…). La formulation est sèche, serrée, coupante, mais tout en gardant une oralité expressive. Le poète creuse une tension entre le « solitaire » (l’artiste ?), critique d’une société humaine « avide » et aliénée, et puis le fait qu’il ne peut sortir de « l’espèce » (p.19), qu’il le veuille ou pas. « Le solitaire même en sa retraite, tourné en soi, réfléchissant, lui aussi il bêche le Monde avec des hommes. / Comment ferait-il autrement ? » (p.18)
Ineffable vide est d’une autre écriture, plutôt article réflexif ou communication savante, si on veut, mais d’un savoir particulier. Michaux analyse une expérience intérieure de libération par le haut, par le spirituel. En ce sens, coupler ces deux textes en un seul livre est très éclairant : dans les deux cas, on part d’une conscience de l’aliénation, de la condition de prisonnier. Mais dans Coups d’arrêt, on se débat et on y reste, sans issue. Alors que dans Ineffable vide, il y a une sortie possible à condition de se détacher de la frénésie de l’avoir pour passer à l’abandon et accéder au « Vide », qui est une « presque-béatitude » (p.27). Détachement de l’avoir, mais aussi de soi, de son « moi » : « Impersonnellement on est. » (p.28)
Michaux présente ici une quête spirituelle et une visée transcendante : « intercept(er) le réel, ouvrir au spirituel seul » dans une démarche de « détachement » assez proche de celle du Bouddha et « d’autres inspirés indiens » (p33).
Au passage, le rapport à la drogue est clarifié : « certaines plantes », « herbes médicinales », « plantes spiritualisantes » ou « certaines substances récemment synthétisées » (pp.31 à 33) ne sont que des moyens d’accès à la transcendance. Possibles aides dans une quête spirituelle longue et exigeante pour avancer vers « le non-attachement, la non-possession, le renoncement (…) le détachement des biens, de la compétition, de l’ambition » (p.33)… Oublier cette dimension spirituelle revient à faire partie de ces « naïfs de la drogue » que la fin du texte critique nettement.
Les perspectives dans Coups d’arrêt et dans Ineffable vide sont donc très différentes, mais dans les deux cas on retrouve ce qui est peut-être le moteur central chez Michaux : une conscience aiguë et douloureuse de l’enfermement, aussi bien par la société que par l’humaine condition, et une aspiration aussi puissante au dépassement et à la liberté. Il est remarquable aussi de constater qu’à aucun moment dans ces deux textes la poésie ni la peinture ne sont évoquées, comme si l’artiste Michaux s’était mis entre parenthèses pour ne laisser parler que l’homme parmi les hommes.
Antoine Emaz

2. Lecture de Marc Blanchet
La mesure du solitaire est l’autre. Inévitablement. L’autre, de sa présence à sa multiplication, de sa proximité à ses passages, de sa distance à ses excès. Si écrire vient ajouter à la conscience de soi les limites éprouvantes du langage, il existe des espaces où l’existence d’autrui peut avoir l’élasticité de nos propres perceptions. « Le solitaire sera éclaboussé par tous. », précise toutefois Michaux dans Coups d’Arrêt (première version ici de 1975). Dans une œuvre littéraire sans cesse en rebonds, où chaque livre présente une expérience nouvelle, à la fois remise en jeu des perceptions et aventure haletante, la confrontation à l’autre vient peupler Coups d’arrêt de phrases méditatives, saisies dans une formulation aphoristique ou laissées à leur propre perspective, ouvertes dans leur nature elliptique à l’intelligence du lecteur. On perçoit dans la succession intempestive de ces considérations un environnement menaçant à la fois vérité solide d’autrui et emportements de la foule ; tout ce qui est là, à portée de main, peut briser le dessin fragile de sa propre identité comme inviter à se réfugier à l’intérieur de soi – et tenter d’y demeurer. Si une pensée lentement se sédimente, et pourrait donner à ces phrases une forme altière de blocs, l’espace de la page aère toute pesanteur, en défait le poids pour le triomphe d’un regard sans didactisme, d’une écriture sans fermeture. La prose de Michaux, quand elle ne circonscrit pas les instants d’une introspection ou se fait l’écho d’une approche ethnologique, acquiert dans les années 70 une nature morale inouïe, où d’apparentes incongruités imposent des objets de réflexion inédits. « Écouter, écouter encore, devoir d’attention à tout écouter. », confie Michaux dans Coups d’arrêt. À quel moment le monde nous soumet-il ; comment parvient-il à nous faire confondre désir et devoir, vérité et impératifs ? La clarté, la concision, la limpidité d’expression de cette écriture répondent aux égarements factices qui entourent le solitaire, aux sollicitations étrangères, aux intuitions qui égarent, aux obéissances qui annulent l’intrigue de toute expérience personnelle. Cette conscience gagnée, il faut l’accroître par la tenue d’un verbe défait de toute séduction, de toute érudition intimidante, de toute autorité formelle. Faire du poème un lieu de doute qui laisse le lecteur à son propre entendement, lui laisse la liberté de parcourir l’apparition d’un chemin apparu devant lui. Coups d’arrêt est une méditation sur une espèce humaine prête à devenir procédurière si on tente de lui opposer sa raison, dédaigneuse si on en rit, dangereuse si on l’évite à voix haute. Toutefois, si le solitaire découvre sa lucidité dans la sincérité d’un retrait, il n’a d’autre matière que cet autre qu’il lui fait face, cette humanité qui l’entoure, parfois l’absorbe.
Ineffable vide (ici première version de 1969), publié en contrepoint, inscrit une autre aventure, avant « l’hominité » questionnée dans Coups d’arrêt quelques années plus tard : la prise de plantes hallucinogènes. Autrement dit, l’incorporation en soi d’une matière à même de porter la conscience vers d’autres territoires, de défaire les limites de la pensée comme ceux du corps, bouleverser la perception, déconditionner, tout en devenant une étude de soi inscrite noir sur blanc. Cette rigueur d’observation change en attention l’expérience en cours. Ineffable vide, parmi d’autres textes, est l’une de ces annotations menées au plus près d’une attention entre objectivité scientifique et agitation cognitive. L’absorption crée une transformation ; avec le vœu secret qu’elle manifeste aussi dans l’écriture une transmutation. « D’un coup, en cette minute, est reçue la Révélation magique de l’insignifiance de la vie courante. », note Michaux. La dépossession de soi est en cours. L’homme cesse d’être le propriétaire revendiqué de ses perceptions, il en devient le passage. Par la défaite de l’égo, de toute finitude ou volonté, il atteint un Vide « violent, actif, vivant ».
Dans ces deux textes, le détachement est recherché ; par l’usage de drogues il fait du corps un espace vacant en créant en soi une ouverture sans fin, un ineffable vide ; dans l’épreuve du monde, il invite à considérer la solitude comme une manœuvre habile, un déplacement instruit.
Marc Blanchet


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