« Aux cinq coins » : la poésie de Cendrars dans La Pléiade
En ce temps-là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou
Quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j’étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.
[…]
Européen
Voyageur occidental
Pourquoi ne m’accompagnes-tu pas en Amérique ?
J’ai pleuré au débarcadère
New York
[…]
Mon taudis de New York
Les livres
Les messages télégraphiques
Et le soleil t’apporte le beau corps d’aujourd’hui dans les coupures des journaux
Ces langes
Freddy Sauser est devenu poète à New York, dans la nuit du 6 avril 1912. Belle nuit. C’est ce qu’on se dit. Il s’est métamorphosé en Blaise Cendrars, à cette occasion. Puis, dans la nuit du 1er septembre 1917, à Méréville (Seine-et-Oise), il a renoncé au poème, au profit d’une autre écriture, de la main gauche cette fois. Il a renoncé au poème ? Entre 1917 et 1924, s’il renonce au poème, jamais il ne renonce à la poésie. Jamais.
L’écriture est chez Cendras affaire de vie, prolongement de vie mais aussi expression d’une vie plus intensément vécue, comme si l’écriture permettait d’être soi-même sans aucun obstacle, sans aucun faire-valoir. Comme si l’écriture était la façon qu’avait le visage de se déshabiller de toute possibilité de pose, et de paraître dans une nudité originelle. Quelle audace que celle des poèmes de Cendrars ! (Il s’agit, les lisant, de les replacer dans leur genèse et dans leur époque – ce que fait cette édition savante* –, pour prendre la mesure de leur goût : les sonnets sont dénaturés, les poèmes élastiques…)
Nudité qui nous est confiée dans un chuchotement. Ou dans un cri. Nudité cristallisée, quoi qu’il en soit, en poèmes, et qui nous renseigne, en définitive, autant sur notre être même que sur celui de l’auteur. Reflet de la vie de son auteur, ou, plus exactement, sa vie même, plus intensément vécue, plus intensément vivante que lorsqu’elle se présente à soi dans le dédale souvent uniforme (même pour Cendrars !) de la quotidienneté des jours.
Mais cette nudité avec laquelle l’auteur des Poèmes élastiques se fonde dans le geste d’écrire, devenant alors totalement lui-même, par fragments, lesquels ne sont en rien non porteurs d’une totalité de l’être (chaque poème renvoie à la totalité des poèmes, virtualité actualisée à chaque nouvel ensemble, qui figure fantasmatiquement la totalité de l’être), n’est pas l’occasion pour l’auteur d’une mise à nu qui autorise tout l’étalage des souffrances, sans intentionnalité autre que celle qui ferait, d’une certaine matière, du processus de l’écriture un processus psychanalytique.
Cette nudité nous renseigne à chaque fois – à chaque instant présent qu’est un poème – sur la façon dont nous pouvons nous tenir dans la joie de vivre, en étant présents, intensément présents sur la terre. Par la grâce du voyage, de l’élan qui est sa parole (et tout voyage est bavard, nous voulons dire disert).
Ce que nous enseigne Cendrars, c’est que l’important est possible à chaque moment. Ce que nous enseigne Cendrars dans sa poésie, c’est que l’important est à vivre, l’important est à reconnaître. Et c’est pourquoi il nous faut être dans une disposition à nous-mêmes pacifiée, heureusement pacifiée afin que l’on puisse accorder de l’importance, de l’intérêt au monde, un intérêt qui ne soit pas vicié dans sa forme par l’amertume, le ressentiment, la souffrance, le dégoût que l’on peut nourrir au-dedans de soi. Quelle joie (soleil jamais exsangue) que celle qui brûle le papier de la peau des poèmes de Cendrars, dans la façon qu’ils ont de se donner à nous !
C’est seulement – Cendrars en avait bien conscience – quand l’attention donnée à soi nous permet d’exister dans une tendresse réconciliée avec notre unicité qui bien souvent peut sembler à nous-mêmes bancale dans l’apparaître de notre être, que l’on peut alors porter son regard sur les choses qui sont arrivées, mais aussi que l’on peut être celui ou celle qui voit les choses qui ne sont pas arrivées mais qui, de ce fait, arrivent, par notre regard, en somme que l’on peut être celui ou celle qui voit les choses à regarder. Et toutes les choses ont besoin de notre regard pour arriver (pour que puisse se révéler, à nous, leur musique). Il n’est pas possible de faire un tri fondé sur une appréciation subjective de leur valeur supposée (quel criterium de vérité ?). Aussi les choses sont-elles toutes à regarder.
Il ne s’agit pas d’accorder une attention soutenue – car regarder suggère vraiment l’intentionnalité de tout l’être – à « la plus jolie chose » (suivant la formule de Georges Schehadé) mais à toutes choses. Lesquelles sont, bien entendu, innombrables. C’est à nous ensuite d’ouvrir la main puis de la refermer, pour saisir ce qui, face à nous, attend d’être saisi pour que sa beauté soit pesée, humainement pesée.
Il s’agit bien de saisir, mais sans aucune violence, sans aucun sentiment de possessivité, en ayant en soi la certitude qu’en saisissant rien ne sera jamais saisi, tout au plus les choses seront-elles rapprochées de soi, et soi des choses. Il est important de rapprocher les choses de soi pour rapprocher de notre intériorité leur douceur. En effet, toutes ces choses se tiennent, face à nous, dans une douceur qui nous est proche tout en étant intensément nouvelle ; toutes nous donnent cette douceur à ressentir. Et en prenant en amour – car il ne s’agit pas seulement de prendre en considération – leur nouveauté qui est toujours de l’ordre de l’invu, de l’insu, leur nouveauté en somme toujours nouvelle, on rejoint, sans cesse, la stupeur de vivre qu’a théorisée avec brio (serait-ce en ayant recours à la fiction romanesque) Cendrars.
Les fenêtres de ma poésie sont grand’ouvertes sur les boulevards et dans ses vitrines
Brillent
Les pierreries de la lumière
Écoute les violons des limousines et les xylophones des linotypes
Le pocheur se lave dans l’essuie-main du ciel
Tout est taches de couleur
Et les chapeaux des femmes qui passent sont des comètes dans l’incendie du soir.
[…]
Oser et faire du bruit
Tout est couleur mouvement explosion lumière
La vie fleurit aux fenêtres du soleil
Qui se fond dans ma bouche
Je suis mûr
Et je tombe translucide dans la rue
Tu parles, mon vieux
Je ne sais pas ouvrir les yeux ?
Bouche d’or
La poésie est en jeu
[…]
J’ai de la musique sous les ongles.
Je n’ai jamais aimé Mascagni
Ni l’art ni les Artistes
Ni les barrières ni les ponts
Ni les trombones ni les pistons
Je ne sais plus rien
Je ne comprends plus…
Cette caresse
Que la carte géographique en frissonne
[…]
Au revoir au revoir
* Il est passionnant de se plonger dans le « laboratoire » de Cendrars auquel nous donne accès cette édition qui fera date : ainsi, nous sont donnés à lire les poèmes écartés de Documentaires et de Feuilles de route, les notes préparatoires de ce dernier ensemble, les poèmes non recueillis dans Au cœur du monde, les textes de présentation des éditions collectives...
Matthieu Gosztola
Blaise Cendrars, Œuvres romanesques précédé de Poésies complètes, tome I, édition publiée sous la direction de Claude Leroy avec la collaboration de Jean-Carlo Flückiger et Christine Le Quellec Cottier, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, n° 628, 9 novembre 2017, 696 pages, 67 €.