Le titre du livre intrigue. « La grande année » est le nom d’un projet commun. Le recueil s’ouvre d’emblée sur un lien étroit avec le végétal. Ici la fleur, l’arbre, les plantes sont présentés en regard du texte, photographiés, il faudrait dire exposés, agrandis, développés. Les photographies sont d’Isabelle Lévesque et les poèmes de Pierre Dhainaut, bientôt rejoints par ceux de la photographe, comme elle l’explique en fin d’ouvrage.
L’assemblage est mobile, comme autant de panneaux qui s’ouvrent, polychromes, ceux d’un retable, le beau titre de la deuxième partie le suggère : « Prédelle ».
Ce lien fort avec le végétal avance de page en page et se construit. L’aboutissement semble être cette question surprenante de Pierre Dhainaut : Quand donc écrirai-je des poèmes arborescents ? (77).
La lecture essaiera de suivre le cheminement de Pierre Dhainaut, même s’il est cette fois comme balisé par un système d’envois de photographies, de propositions de vers, pour lesquels une réponse est à chaque fois attendue, relancée. Mais l’écriture d’un poème, pour lui, est souvent accompagnée de libres propos sur la création.
Le végétal est ici un bois souple dont on fait les flûtes, si ce n’est pour l’écriture du moins pour la musique, accompagner le chant : mêmes taillées dans les roseaux, nos flûtes / ne peuvent la jouer, mais avec de l’herbe / la lyre des champs la diffuse, nous exauce (40). Pour Isabelle Lévesque, l’outil est précieux : Au creux du méandre / quelques tiges menues / où tendre nos rêves (105).
C’est le monde de l’éphémère, des saisons trop vite enfuies, de cette « herbe qui tremble », mais c’est tout autant le monde du sensible et de la joie. Pierre Dhainaut célèbre le vers fameux de Mallarmé, comme un mot d’ordre d’une liberté la plus grande : « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » (73).
Pierre Dhainaut vit dans la familiarité des arbres : les noms des arbres ressemblent aux prénoms de ceux que j’aime, qui desserrent mes lèvres. (…) J’ose les tutoyer (77). C’est que l’arbre est fidèle, même s’il sait amener encore et toujours la surprise, la fête augurale (34). S’il fallait trouver une raison à cette présence, Pierre Dhainaut nous redirait le vœu qu’il formule de livre en livre : que les arbres nous agrandissent (16) ; ou encore : tu te multiplieras si tu comptes les branches (52).
Comment s’approcher encore de cette écriture arborescente, qui ne serait pas davantage réalisée « sous la dictée des arbres », le titre de la page 46, même si ceux-ci sont des maîtres bienveillants ?
La réponse nous semble être donnée avec le poème intitulé : « L’origine de l’écriture ». Il y a ici comme une évidence ; toute la page 60 serait à citer, et la photographie en face la rend plus lumineuse encore. Elle montre et développe ce que le poème formule : et sur la page / des signes s’agitent, s’entrecroisent : / pour les tracer d’un doigt nu, d’un doigt d’air / tu n’as qu’à dessiner par courbes inlassables / l’arbre du ciel, le mot que tu aimerais dire / se devine...
Au vrai, le problème n’est pas tant de réussir un jour une telle écriture. Pierre Dhainaut le sait trop bien, qui nous rappelle que la poésie échappe au système des questions et des réponses (72). Plutôt que de viser un tel but, le poète privilégie d’abord une écoute aussi fraîche qu’une arborescence et la résonance d’avril (72). Il lui faut également avoir confiance dans les vertus des rameaux comme dans celles des vers, qui sans cesse se prolongent, et n’ont pas d’autre rôle, dilater le langage, le convertir en parole. (73)
Pierre Dhainaut nous alerte encore en rappelant cette autre disposition dans la démarche du poète : On ne parle pas des arbres, mais les poèmes qui perdent l’orgueil de s’affirmer ont le don de les faire entendre. Quand donc écrirai-je des poèmes arborescents ? (77).
Le problème cependant semble devoir nous échapper encore et toujours, faute d’attention, d’humilité, ce qui nous limite tandis que les arbres sont toujours plus que des arbres » (38). Et d’ajouter : Avril est pleinement avril, les arbres sont pleinement des arbres et les poèmes des poèmes.
En écho, pour Isabelle Lévesque fleurir annonce écrire (112). Elle partage et poursuit à sa manière le même rêve d’un « poème arborescent », quand elle écrit : la frondaison (branche à branche) / poursuit son ouvrage de ciel (107).
En lisant ce recueil écrit en commun, l’on songe au titre d’un livre plus ancien : « Farouche à quatre feuilles », signé d’André Breton, Lise Deharme, Julien Gracq et Jean Tardieu. Ce farouch, pour reprendre le terme occitan, est le trèfle à quatre feuilles, lequel est plus qu’un trèfle puisqu’il apporte à celui qui le trouve bonheur et chance, qu’il peut transformer le présent en une « grande année » emplie de joies et de bienfaits.
Lise Deharme pose cette question que ne renieraient pas nos deux auteurs : « Pourquoi vous accrocher à ce monde obscur, alors qu’il est autour de nous des mondes nouveaux, grands parfois comme une touffe d’herbes, comme la crosse d’une fougère, comme la paume d’une main qu’on aime ? ».
Philippe Fumery
Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut, La Grande Année, L’Herbe qui Tremble, 2018, 124 p., 18€.