Elle était là, seule et tranquille, regardant vers le large ; puis lorsqu’elle eut senti
la présence de Stephen et son regard d’adoration, ses yeux se tournèrent vers lui,
subissant ce regard avec calme, sans honte ni impudeur.
Longtemps, longtemps elle le subit ainsi, puis, calme, détourna ses yeux de Stephen
et les abaissa vers le ruisseau, remuant l’eau de-ci, de-là, doucement, du bout de son pied.
Le premier clapotis léger de l’eau remuée rompit le silence, doux et timide, et murmurant,
timide comme les clochettes du sommeil : de-ci, de-là, de-ci, de-là : et une rougeur timide
palpitait sur sa joue.
« Dieu du ciel ! » cria l’âme de Stephen dans une explosion de joie profane.
Il se détourna d’elle brusquement et s’en fut à travers la grève. Ses joues brûlaient ;
son corps était un brasier, un tremblement agitait ses membres. Il s’en fut à grands pas,
toujours plus loin, par-delà les sables, chantant un hymne sauvage à la mer,
criant pour saluer l’avènement de la vie qui avait crié vers lui.
L’image de la jeune fille était entrée dans son âme à jamais, et nulle parole n’avait rompu
le silence sacré de son extase. Ses yeux à elle l’avaient appelé et son âme avait bondi à l’appel.
Vivre, s’égarer, tomber, triompher, recréer la vie avec la vie ! Un ange sauvage lui était apparu,
l’ange de jeunesse et de beauté mortelles, ambassadeur des cours splendides de la vie,
ouvrant devant lui, en un instant d’extase, les barrières de toutes les voies d’égarement et de gloire.
En avant ! En avant ! En avant !
James Joyce, Portrait de l'artiste en jeune homme"
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