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(Note de lecture), Etienne Faure, "Tête en bas", par Henri Droguet

Par Florence Trocmé

Le monde à l'envers

Etienne Faure  tête en bas
En 11 ans et 6 recueils dont le dernier vient de paraître aux éditions Gallimard sous le titre Tête en bas, Etienne Faure a produit une œuvre poétique dont la cohérence -formelle et thématique- impressionne.
Ce qui saisit en effet c'est la rigueur du dispositif mis en œuvre pour donner son architecture au recueil, et construire, fabriquer, chaque poème. On y reviendra.
Ce souci pourtant ne doit pas donner à penser qu'Etienne Faure n'est qu'un formaliste pur et simple. Le titre programmatique, qui propose une sorte de cahier des charges, signale d'emblée qu'il y a dans le recueil plus et autre chose que de simples performances rhétoriques.
Tête en bas, donc, comment l'entendre? Comme un angle ou un point de vue singulier sur le monde (à l'envers), et en même temps comme l'image d'une disposition existentielle presque saturée par la pensée de la mort que les champs lexicaux et sémantiques (pour employer d'anciennes nomenclatures) soulignent dans la plupart des poèmes.
Le sol, la terre seront donc le seul horizon (Horizon du sol, rappelons-le est le titre d'un recueil paru en 2011 chez Champ-Vallon), et jamais le regard ne s'égare vers d'improbables empyrées; le ciel, ici, on y monte au bordel dans les années vingt (le ciel en hâte).
Les 130 poèmes du recueil sont distribués en 12 parties qui sont autant d'unités de sens, réparties en 3 ensembles soigneusement structurés, 2 blocs de 5 parties composées successivement de 6, 10, 6, 10, 6, 10, 6 poèmes, qui encadrent 2 sections de 11 poèmes chacune (5 + 6 dans Peinture I et II).
Les poèmes eux mêmes sont tous construits à quelques variations près, selon le même modèle: un quasi bloc de 16 à 20 vers (pour 86 poèmes), dont le titre sans majuscule est placé en bas de page, à l'exception des deux poèmes en miroir (ébréché) des pages 66 et 67. Voici donc des poèmes tête en bas.
Dans tout cela une sorte de sobriété taiseuse, de pudeur laconique, parfois allusive, dont la gravité induite par le thème dominant de la mort, de la pulvérisation, du pourrissement, du dépotoir, de la massive et générale entropie, est systématiquement délestée par des effets d'allègement lexicaux et syntaxiques, des bifurcations inattendues, une dislocation momentanée de l'énoncé par syncopes, ellipses, boucles, torsions, faufilage (un art subtil a écrit Jean-Claude Pinson, de la coupe et de la tourne), qui perturbent, déglinguent, démantibulent discrètement le développement de la phrase-poème, pour retrouver ou inventer sa propre langue en se perdant dans une autre, indéchiffrable, pour évacuer les flonflons ou les éternuements lacrymogènes ou pathétiques. Pas de délayage, pas d'éloquence, pas de grandiloquence, plutôt une sorte de tonalité élégiaque minimaliste qui tient sans doute au refus de l’exhibitionnisme, mais aussi à l'inévitable inadéquation de la langue aux prises avec le monde: «(le monde) existe à peu près/ puisque vous en cernez maintenant/ la langue (est-ce assez?)» (p. 11), «comment dit-on, oui c'est ça» (p. 12), «à repriser des mots rejetés, misérables / orphelins parmi les cafards et les araignées» (p. 20), «comment transiger/ dans le négoce infini des mots», «la fabrique du poème/ qui emprunte et prête à son tour,/ des mots restés prêts à tout/ -échange, permutation, transaction, troc-» (p. 98), etc.
Pour tenir à distance le pathos Etienne Faure a recours au mélange des genres et au registre familier: «...pas trop emmerdée», «la déglingue», «dégueuler», «gorgeon», «ça mange pas de pain», «y a quelqu'un? (...) Y a personne», «clope», «hein chéri», au mixage des langues par ci par là (espagnol, anglais, allemand), aux citations ou références clandestines (Mallarmé, La Fontaine, Verlaine, Apollinaire, Trakl) ou explicites (Villon).
Depuis Légèrement frôlée (ce titre déjà emblématique) en 2007, on retrouve le même répertoire thématique: la mort sous toutes ses formes: naturelle, accidentelle, violente pour cause de guerres, volontaire -il y a plusieurs évocations du suicide (de «l'aïeule au chignon serré» (p. 27), «Puis par défenestration, simple chute/ presque dénuée de pesanteur, on s'abrégeait la vie,/ n'alléguant nul objectif, raison, ...» (p. 115), une disparition universelle dans la vie  aux orties (p.27): «jardin en ruine (...) la simple agonie des plantes (...) l'herbe étouffera (...) tout pousse et se décompose -le monde est pourrissoir», une partie s'intitule significativement Nous commençons notre descente et l'on a l'impression à dire le vrai que la descente est déjà terminée, que l'on est dans l'après, comme si on lisait une universelle nécrologie. Depuis toujours, aurait dit Frénaud, la boucle est déjà impitoyablement bouclée. Et Etienne Faure lui-même l'indiquait dans son entretien avec Tristan Hordé publié ici-même: «On est en effet dans un système en boucle qui se nourrit avec ses morts, ses disparitions, ses oublis, et on les revit en permanence (...) on écrit dans la nostalgie de ce qui est (...) passé, et aussi dans la nostalgie de ce qui va bientôt disparaître -nostalgie au futur antérieur, les dés sont déjà jetés. On a une espèce de répétition générale, jusqu'à la vraie.»
L'amour est, de toutes les façons et sans fausse pudeur, sans précautions de langage particulières, présent partout dans le recueil, qu'il s'agisse de sa réalité mercantile, marchande, prostituée, des bordels anciens, dans les jardins du Palais Royal, et les filles dites publiques qui mourront à la Roquette dans la misère, l'abjection, la démence vénérienne; les unions convenues entre grandes familles, les alliances au pas, au trot, au galop, la «chevalière / enfilée de père en fils» (p. 61) écrit plaisamment Etienne Faure (comment entendre cela?); le dur labeur reproductif à grincements, gémissements, halètements, (lignages, p. 25); enfin l'élan tonique «la lente incinération d'amour» (p. 90) qui pousse, précipite l'un à l'autre les amants, qui «s'embrassant ne touchent plus terre» (une éternité au sol, p. 108).
Mais il y a aussi d'une façon ou d'une autre l'attention fraternelle à l'humanité ordinaire des gens de peu, aux sociétés paysannes disparues avec leurs usages leurs besognes et leurs outillages (le fer de la faux dans l'herbe affûtée (p. 42), la moisson évoquée p. 47 «une odeur de grenier, des souvenirs/ de faux, moissons, mots d'antan -fléaux, battage, autre Angélus, ivraie- (...) blé dur, épeautre, orge et colza (...) mots indigents -glanage, râtelage, grappillage-», ce dont il faut faire mémoire, l'âpreté aveugle de l'histoire commune et des guerres depuis l'âge classique des "grands" rois (Louis XIV en prend pour son grade), jusqu'aux tueries industrielles du 20e.
Vagabondage dans le temps il y a, mais également dans l'espace planétaire, du 11e arrondissement de Paris jusqu'aux antipodes, parmi les sculptures (qui meurent aussi), la peinture: Bruegel, Dürer, Goya, Rebeyrolles, Otto Dix, Chagall (Le Poète à la tête renversée p. 68), dans le monde et l'épaisseur des choses où les protagonistes (je, on, nous, vous) s'aiment, s'étreignent, s'inscrivent comme ils peuvent, à leur façon modeste, presque immobile, quelquefois fêlée, toujours provisoire.
C'est ainsi que l'auteur sème ici ou là, à sa manière discrètement allusive, sans trop développer, des éléments autobiographiques, explore aussi sa mémoire généalogique («-ancestral, ancestral,on ne sait dire que ça-», terre inculquée, p. 44) du côté de la vieille Europe des confins orientaux (Berlin, l'Allemagne, le Saint-Empire), mais les arbres généalogiques il est à plusieurs reprises recommandé de ne pas y ajouter de rameaux supplémentaires. Ce n'était qu'un rebond momentané dans l'ascendance pour mieux retomber à terre, tête en bas et sans descendance.
Tout cela comme une porte qu'on claque ou qu'on ferme doucement, implacablement et pas de recours, sinon les livres à lire, à écrire, avant que les dévorants lucifuges (les intrus, p. 19) n'aient tout réduit en poudre.
Cœurs greffés (p. 125) pourtant se clôt par une injonction: «Poursuivons» qui fait écho au dernier mot: «Continuons», de Ciné-Plage, dont Jean-Claude Pinson propose deux interprétations: d'une part la volonté de s'inscrire dans une tradition, une lignée, d'autre part la volonté d'aller de l'avant et de continuer le combat poétique.
Qu'au moins Etienne Faure, oui, poursuive, continue ce combat là.
Henri Droguet

Etienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, 144 p., 15€


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